Il y a fort longtemps, déjà, une tribu de Doigts mollissait d’ennui.
La vie entre eux pendouillait à l’unisson, dans une morne succession de frottements et de tournements dépités, sans le moindre revers de main pour troubler cette flasque litanie. Les nuits surtout, véritables sables mouvants du désœuvrement, collaient aux jointures comme la mort.
Chacun passait son temps à faire craquer ses articulations, à s’étirer paresseusement ou à se dandiner un brin pour ne pas s’engourdir. Les plus courageux rongeaient leurs ongles lorsque les heures du soir pointaient leur dard, toujours plus titillantes en tentations vaines.

L’existence était devenue aussi déprimante et manchote qu’un moignon.
À force d’inactivité et de lassitude, les Doigts avaient naturellement grossi, bombant leurs ridules tels de petits tonneaux de saindoux.
Ceux qui portaient des bagues – les malchanceux – constataient encore plus étriquement les effets d’une vacance à la fois boudinante et stérile.

Phalange 1er, roi de ce peuple de Doigts désœuvrés, s’étiolait également à vue d’œil. Il « donnait » bien quelques soirées comiques, recourant pour cela à ses bouffons les Pouces-Sumos ; mais le spectacle de ces gros pachas ondoyant à outrance pour exhiber leur souplesse ne le distrayait plus guère.
Même les allées et venues suggestives des Auriculaires, dans leur torride tango avec les Annulaires, finissaient par l’endormir. Les gardes Index étaient souvent contraints de le rappeler à l’ordre pour qu’il conservât sa dignité de Souverain.

— Ce n’est plus possible ! déclara un jour Phalange 1er. Il nous faut des Paires de Fesses ! Sinon, nous vieillirons avant l’âge et deviendrons bouffis ou poilus, comme ces imbéciles de Doigts de Pied ! J’entends d’ici ricaner leur empereur, Orteil II ! Nous ne saurions souffrir cette insolence !

Il fit signe aux gardes Index.

— Appelez immédiatement mon éminence grise, M. Le Majeur, et réunissez d’urgence le Conseil des Sens ! N’oubliez pas le grand intendant Monseigneur Annul, car sans lui aucune décision ne peut être prise.

Une animation fourmillante se diffusa aussitôt parmi tous les Doigts.
Les Auriculaires se prévoyaient déjà un bain aux huiles essentielles, tandis que les fiers Majeurs nourrissaient leur peau de baumes orientaux et s’enduisaient de parfums poivrés. Les Pouces-Sumos lubrifiaient leurs plis, aidés par les Index qui massaient leurs bourrelets avec une précaution luisante. Les Annulaires, soumis à leur devoir de réserve en raison de la position hiérarchique et respectable de leur chef, accomplissaient en douce quelques mouvements de gymnastique érotique.
Tout le monde attendait, avec une impatience non dissimulée, l’heure du Conseil des Sens.
Enfin, le moment tant désiré arriva.

— Mes chers Doigts, commença pompeusement le roi Phalange 1er, notre communauté subit hélas une crise sans précédent. Pas une Paire de Fesses n’a survolé nos pulpes depuis plus de six mois ! Notre activité épidermique est au bord de l’éclatement. Les tensions corporelles ont déjà rompu les chaînes de leurs carcans, mais à quoi nous sert-il de bander si fort ? Notre taux de chômage digital a franchi tous les seuils fatidiques. Les groupuscules de Doigts extrémistes foisonnent, prônant le viol et la dépravation à tout-va. Combien de temps les contrôlerons-nous ? Il faut agir. Et vite ! Je laisse maintenant la parole à notre grand intendant : Monseigneur Annul.

Après un exposé précis, assorti de chiffres et de croquis criants de vérité, le Conseil des Sens entra en délibération.

— Puisqu’aucune Fesse ne se présente plus, suggéra l’un, levons notre armée et partons en conquête ! Nous en capturerons quelques-unes et retrouverons notre équilibre !

— Pffuitt ! rétorqua un autre. Très cher, vous n’ignorez pas que ni nous capturons des Fesses, nous déclencherons une guerre immédiate avec les Pubis. Nous n’avons pas intérêt à nous brouiller avec eux. Reconnaissez qu’ils rendent bien des services préliminaires ! Il faut donc attirer les Fesses sur nous et qu’elles y viennent de leur plein gré.

— Bien raisonné, dit le roi – et il se tourna vers M. Le Majeur : Vous aurez bien un plan à nous proposer, n’est-ce pas ?

Le Majeur se raidit. Il n’avait rien sur le bout de la pulpe, aucune solution cutanée qui pût convaincre les Fesses de rejoindre les Doigts.

— Si je puis me permettre, Majesté… murmura un Pouce-Sumo. Nous pourrions peut-être offrir un beau voyage à toutes les Paires de Fesses qui accepteraient de passer une semaine avec nous…

— C’est de la prostitution ! s’exclama Monseigneur Annul. Payer pour des Fesses, c’est du commerce !

— Pas si vite, intervint M. Le Majeur. Quand la télévision nous vante un nouveau vernis à ongles, vous ne la traitez pas de mère maquerelle, que je sache !

— Expliquez-vous ! s’agaça le roi. Car en vérité je vous le dis, nous ne pouvons proposer d’argent aux Fesses. Nous nous attirerions les manifestations musclées des Cuisses, dont vous connaissez les positions féministes – au demeurant justifiées.

— Si nous organisons une sorte de concours, avec de très beaux lots à la clef, reprit M. Le Majeur, personne ne nous suspectera de la moindre pensée déviante ! Faisons du marketing ! Il suffit de lancer un jeu !

— Je commence à comprendre, dit le roi d’un ton malicieux. Mais quels « beaux lots » présenteriez-vous aux Fesses pour les appâter ?

— Combien nous faut-il exactement de Paires de Fesses pour apaiser et rassasier les Doigts ? demanda Monseigneur Annul à son secrétaire Auriculaire.

— Cinq, Monseigneur, annonça l’Auriculaire après avoir consulté son registre de statistiques. Chaque Doigt y trouvera son compte. Toutefois, étant donné la pénurie qui règne depuis six mois, un séjour d’une semaine au moins est indispensable. Sinon nous risquons l’émeute, voire l’insurrection.

M. Le Majeur prit quelques secondes pour réfléchir.

— Ça y est ! J’ai trouvé ! annonça-t-il triomphant. Nous offrirons dix jours de rêve, par concours publicitaire… dans une magnifique culotte en soie !

Le roi fit la moue.

— Cela signifie qu’elles ne seront jamais nues… Il faudra nous faufiler… C’est ennuyeux, et fort pénible pour ceux d’entre nous qui souffrent d’arthrose.

— Votre Altesse, il ne tiendra qu’à nous de faire glisser lentement la petite culotte. Nous ne sommes pas manchots, tout de même !

— Et vous pensez qu’un tel séjour attirera les Fesses ?…

— J’en suis certain, Sire. Rien de tel que la soie pour des Fesses ! Elles en pèteront d’aise !

— Ne soyez pas vulgaire, M. Le Majeur.

— Pardon, mon roi. Un instant d’égarement ! La privation finira par nous rendre fous.

Quelques semaines plus tard, au royaume des Doigts, les festivités s’organisèrent tambour battant. La ville prit des airs de volupté jamais connus. Partout l’on s’affairait pour accueillir comme il se doit les cinq Paires de Fesses gagnantes du concours.
Les Majeurs, libérés de leur trop sérieux rôle politique – il faut dire que M. Le Majeur leur avait laissé carte blanche –, s’activaient frénétiquement afin de perdre leur excès de poids dû à leur trop longue inactivité. Les Pouces-Sumos, au contraire, cultivaient avec assiduité et à longueur de journée leurs jolies formes rondes. Les Auriculaires, flanqués de leurs inséparables Annulaires, apprenaient de nouvelles danses langoureuses toutes à la gloire des Fesses.
Seuls les Index conservaient un calme imperturbable, car ils savaient bien que sur eux reposerait la cruciale charge de retirer, tout en tact et délicatesse, les petites culottes en soie.
Le roi Phalange 1er faisait quant à lui de longues siestes d’entraînement, tentant de se rappeler par l’onanisme l’extrême sensation de jouir.
Les huiles lubrifiantes étaient prêtes à servir. Les rêves trompaient l’impatience. On attendait les belles. Et enfin, une troupe de Majeurs les annonça. Chacun se rua aux meilleures places pour contempler le spectacle.

Les abricots rebondis se profilaient à l’ouest. Leur raie sombre suggérait une queue de chat noir, épaisse et soyeuse, pour séparer les parties du fruit. La peau semblait une pellicule de sucre où tremper avec délices. Les cinq Paires de Fesses se déplaçaient lentement, remuant l’une après l’autre avec la grâce suave des chairs épanouies. Elles se savaient attendues et savouraient l’intense et vivifiant plaisir de la conquête.

De l’autre côté, les Doigts n’en pouvaient plus. Certains entreprirent de se jeter sur la route à leur rencontre pour assouvir d’un coup leur désir.
Cependant les fidèles Majeurs veillaient, accompagnés des Index. Quelques rebelles furent mis aux fers par manque de sensualité.

Pendant ce temps, le roi patientait, fièrement dressé. Il serait le premier à accueillir les Fesses, et l’appréhension comme l’excitation cognaient très fort à ses jointures. À côté de lui, cinq culottes en soie étaient exposées, prêtes à épouser l’intimité de leurs futures propriétaires. Quelques vilains Auriculaires voulurent les utiliser comme des balançoires et ainsi tanguer de bas en haut à l’endroit intime du tissu. Vite on les renvoya dans la foule, par crainte de contrarier de si belles invitées sur le point d’arriver.

Enfin, la première Paire de Fesses – Fesse Suprême – se présenta devant le souverain.

— Où est la culotte promise ? demanda-t-elle sur un ton très hautain.

Le roi bafouilla, incapable de prononcer la moindre phrase audible.

— Ici ! intervint M. Le Majeur. Voyez par vous-même… Nous avons choisi ce qu’il y a de mieux pour le séjour de vos formes.

— Nous espérons qu’il ne s’agit pas d’un guet-apens, s’inquiétèrent les quatre autres Paires de Fesses. Nous sommes ici pour nous relaxer dans la soie. Pas pour céder à vos caprices de Doigt !

— C’est bien clair, réussit à articuler le roi, tout en jetant des yeux furibonds à M. Le Majeur. En quelque sorte, vous vous mettez au vert !

De vives protestations s’élevèrent parmi la foule surexcitée.

— « Au vert ? » s’emportèrent les Pouces-Sumos. Et nous, alors ? Six mois d’abstinence, c’est trop ! Révoltons-nous !

Le roi tenta de calmer l’assemblée en émoi.

— Mes chères Fesses, dit-il en s’inclinant, vous êtes nos invitées. Tout est prêt. Une jolie fête vous attend, qui précédera la remise individuelle de vos culottes en soie. Acceptez cette offrande, privilège des hôtes de marque.

Après s’être concertées, les Fesses acceptèrent et décidèrent de se refaire une beauté.
Pendant ce temps, M. Le Majeur s’en prit au Roi.

— Sire, il fallait les renvoyer ! Elles ne valent rien ! À quoi bon les flatter, si nous n’obtenons pas la moindre compensation ?

— J’ai mon idée, glissa le monarque en souriant. Dites à tous mes sujets de rappliquer d’urgence.

L’autre s’exécuta sans comprendre, et en un instant, tous les Doigts, du Pouce à l’Auriculaire, siégèrent de part et d’autre du roi. Les cinq Paires de Fesses se firent un peu attendre ; puis, cédant à une curiosité mouillée, elles rejoignirent enfin l’assemblée saillante.

— J’exige que nous recevions nos culottes, maintenant ! lança la péremptoire Fesse Suprême.

— Relisez le règlement, ma chère, ironisa Phalange 1er. Il y est stipulé que vous ne recevrez vos cadeaux qu’au deuxième jour, après avoir honoré la cour du roi.

Les Fesses hésitèrent un instant. Puis, séduites par l’ambiance visiblement raffinée de ce qui se préparait, elles se laissèrent convaincre.

— Prenez place, dit le roi.

— Je ne vois pas de sièges, rétorqua Fesse Suprême.

— Mais si, regardez mieux… Un siège pour chaque Paire de Fesses. C’est-à-dire cinq. Et de l’autre côté, encore cinq. Vous avez donc le choix, n’est-ce pas ?

— Pensez-vous réellement que nous allons nous asseoir là ?

— Ces sièges sont du tout dernier cri. Essayez, je vous en prie.

— Alors, vous êtes un siège aussi, Majesté ?

— Exactement. Fait pour accueillir vos sublimes Fesses.

Les Fesses se mirent à observer les sièges qui étaient les Doigts. Certaines se trémoussaient, commentant la longueur et la forme en fonction de leurs goûts secrets. Mais toutes attendaient le signe de leur cheffe, qui devait commencer par s’asseoir sur le roi.

Fesse Suprême toisa d’abord la position et l’ampleur personnelle de sa seigneurie Phalange 1er. Elle en tâta minutieusement la chair, la souplesse et la rigidité réunies, l’équilibre entre les deux faisant l’extase ; puis elle décida de l’essayer en toute liberté. Elle se prépara longuement, frôlant le dôme du Doigt avec goût et délicatesse, laissant l’ongle flirter avec sa raie.
Elle souhaita ensuite connaître la texture de la peau, l’endroit des jointures qui rappelait des souvenirs gustatifs : plaisir des odeurs de bonbons ventrus qui libèrent un petit jet d’acide sous la langue. Elle tournoya longuement au-dessus du pic, laissant le roi apprécier ses deux rondeurs et en connaître les cachettes subtiles, le temps d’apprendre ses chemins de traverse, son duvet fin mais fourni, ses petites graisses amusantes appelant à se régaler goulûment.  
Par endroits, il tentait de s’enfoncer, avide de dépasser cette première révélation moite et sucrée. Mais la Paire de Fesses s’esquivait, se soulevait, le privant ainsi d’une illumination trop brève.

Les autres Doigts et Fesses restaient immobiles devant cette symphonie des peaux désirantes. Quand soudain, au moment où chacun prévoyait une sorte de renoncement dans la beauté – feu d’artifice de chasteté –, Fesse Suprême s’assit sur son siège, livrée tout entière au roi Phalange 1er.

— Vous voilà sur mon trône, le seul digne de votre beauté, murmura simplement le souverain, qui devait conserver sa grandeur tout en atteignant l’orgasme.

Il demeura un moment là, logé entre les Fesses, contenu par elles.

— Ces sièges sont vraiment très confortables, mes sœurs ! s’exclama Fesse Suprême. Profitez-en aussi !

Alors les sœurs, avides de ce qu’elles venaient de contempler, et surtout de ce qu’elles présumaient, s’assirent à leur tour, d’un seul coup, sans effort.
Les Doigts frétillaient. Certains firent montre d’un peu de nervosité, toutefois vite réprimée par la chair qui les coiffait. Les Pouces-Sumos connurent un succès fou. Leur rondeur constituait un bonheur préliminaire absolument charmant. Ensuite, les Fesses s’amusèrent avec les Auriculaires, toujours frustrés du coït final, avant de draguer les Annulaires, lesquels, vifs comme des anguilles, ne s’en laissèrent pas conter. Enfin, elles se réservèrent les Majeurs pour l’ultime extase.

Les Index seuls pestaient.
Personne ne leur trouva le moindre intérêt, ni par leur taille ni par leurs attributs. Ils demeurèrent courbés dans leur coin, dépités, jusqu’à ce que les Pouces-Sumos, épuisés et de toute manière un peu courts, leur proposent d’écrire cette épopée.
Depuis, les écrivains ne les quittent jamais. Et après tout, ils rédigent, la pulpe à l’air, toutes les histoires de Fesses qu’ils désirent.
Alors que le roi Phalange 1er, encore « siège » de sa belle Paire, finit par s’ennuyer de trop d’obscurité.

Ainsi de vos Doigts, faites toujours bon usage…

Mention :
Texte et photos de : ©MartineRoffinella.