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Mauvaise presse

Que les boîtes à livres soient bénies : c’est l’une d’entre elles qui m’a permis de découvrir bien tardivement cette œuvre majeure du grand Heinrich Böll : L’honneur perdu de Katharina Blum – ou comment peut naître la violence et où elle peut conduire[1]. Bien que paru en 1974, ce court récit n’a jamais été aussi pertinent – pire encore : ce qui y est dénoncé, à savoir la pratique fallacieuse et irresponsable d’une certaine forme de journalisme, est devenu une religion dont nul ne manque plus aucune messe sur les réseaux sociaux. Plus les « fake news », érigées en psaumes, sont dénoncées et plus elles gagnent en popularité : le fait même de tenter de rétablir un semblant de cohérence inspire la méfiance et paradoxalement renforce l’adhésion à ce qui fait sensation – le buzz. Les méthodes de racolage n’ont guère changé : aujourd’hui, quand aucune enquête journalistique digne de ce nom n’est menée mais qu’il faut tout de même attirer le chaland (déclencher les likes et les partages en masse), on titre : « Ce que l’on sait de… » Le « on » n’est bien sûr personne. Il se fait l’écho de ce qui a été grappillé ici ou là sans la moindre vérification et s’autorise des hypothèses qui vont faire saliver les lecteurs. C’était la même chose au siècle dernier, et Heinrich Böll le démontre avec brio, dans un style irrésistiblement cynique, une ironie au scalpel et un humour saisissant, en ce sens que ce qui nous prête à rire est en réalité humainement tragique.
Ainsi Katharina Blum, jeune femme de vingt-sept ans bien sous tous rapports et gouvernante de son état, devient-elle la victime de cette presse à sensation qui la traîne éhontément dans la boue. Tout y passe avec acharnement : exploitation des haines recuites, interviews truquées, propos déformés, phrases sorties de leur contexte et dont le sens est inversé ou biaisé, interprétations oiseuses – mais avec toujours ce très faible pourcentage d’élément véridique qui rend le reste du mensonge crédible et facile à gober. Pour laver son honneur, Katharina Blum en vient à tuer un journaliste, nommé Werner Tötges, de plusieurs coups de pistolet.  

Böll reconstitue minutieusement le puzzle de la réalité – somme toute assez banale (une jeune femme tombe amoureuse, lors d’une soirée, d’un homme ayant déserté l’armée non sans avoir pillé le coffre-fort contenant la solde de deux régiments) – et le juxtapose à ce qu’en fait LE JOURNAL (apparaissant en lettres capitales dans tout le texte), à savoir une salissure à grande échelle qui se passe de procès. Peu importe au fond ce qu’a fait ou pas Katharina Blum : elle est coupable, c’est la « bonne amie d’un assassin » (que tout prédispose donc au Mal) et chaque lecteur doit pouvoir, entre la poire et le fromage, prononcer sa sentence – ce qu’il fait bien volontiers en privilégiant cette source d’information à d’autres plus fiables (mais sans doute moins excitantes). Tout cela aura pour conséquence le meurtre, voire l’assassinat du journaliste Werner Tötges par Katharina Blum. « Comment peut naître la violence et où elle peut conduire », précise la suite du titre de l’ouvrage. Heinrich Böll ne pointe pas seulement les pratiques nauséabondes d’un certain journalisme : c’est nous qu’il vise aussi. Nous les consommateurs de gros titres accrocheurs. Nous gourmands de la chute d’autrui pour mieux rehausser notre ego. Nous trop souvent grégaires, rassurés d’être du même avis que la foule – alors qu’au contraire c’est dans la singularité qu’un espoir de vérité se loge. De toute éternité et où que vous soyez, merci, cher Heinrich Böll – j’en ai pris pour mon grade. Mieux : #JeSuisKatharinaBlum.

Martine Roffinella
Écrivaine-photographe

[1] Titre original : Die verlorene Ehre der Katarina Blum oder : wie Gewalt entstehen und wohin sie führen kann.

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