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Éclaireuse de sens

En juillet 2023, sur le blog « Sous le pavé la plume », René de Ceccatty est venu nous parler de Fumiko Hayashi (1903-1951) et de la façon dont s’est articulé son travail de traducteur de l’œuvre de cette figure saillante de la littérature japonaise dite moderne. Je vous invite à lire ou relire[1] ce qu’il nous dit de la « subtilité psychologique » et du style « très simple, très minimaliste » de l’écrivaine, de sa « candeur directe », de la « fluidité déconcertante » de son écriture alliée à une grande concision « qui vient de sa pratique poétique ».
Aujourd’hui, je veux vous parler de La Flûte de la grue, recueil de nouvelles, également traduites par René de Ceccatty, publié aux excellentes éditions Arfuyen. Et c’est mon ressenti singulier que je vais vous livrer ici – puisqu’en tant qu’abonné/e/s à mon blog ou simples visiteurs/euses, vous savez que c’est le lieu des zinzins de littérature et autres zozos non consensuels !

Fumiko Hayashi me fascine. La manière spécialement distanciée dont elle traite (sans les décrire – ce qui est une prouesse) les relations humaines n’a pas d’équivalent. Malgré des situations dramatiques – la guerre, la famine, les destructions, la violence des épreuves en tous genres –, elle n’a jamais recours au misérabilisme ni à l’exploitation du sentiment de pitié. Les personnages ne sont pas pour autant désenchantés ou désincarnés : bien au contraire, ils se plantent en nous comme s’ils avaient quelque chose d’important à nous dire, mais que les mots suggérés par leur histoire étaient de notre responsabilité : à nous d’en éveiller le sens. Viennent donc à notre rencontre des gens en équilibre dans un monde qu’ils ne perçoivent que partiellement, non pas dépossédés de leur destin mais perplexes devant son déroulé, observateurs de leurs propres questionnements – lesquels sont de prime abord d’une simplicité cristalline.

Photo : ©MartineRoffinella

Quitter sa province natale pour gagner Tôkyô après la guerre, ou bien y retourner avec « toutes sortes d’événements flott[ant] très vifs dans [l]a mémoire » ; « s’exiler aux cinq cents diables » pour la « quête frénétique d’un emploi » ; se retrouver sans domicile fixe dans « la beauté détruite d’un pays dévasté » ; réussir (ou pas) une non-séparation (dans une « atmosphère de rupture sans le moindre amour et une torture qui sembl[e] ne pas devoir finir ») ; être « incapable d’écarter la tentation de la chair » et consentir à une liaison avec son beau-père – ne trouver personne pour adopter/acheter le bébé à « bouille de singe » qui en résulte (« Ce n’était pas aussi simple que de donner un chien ou un chat ! ») ; s’interroger sur les limites de la fidélité quand on mange de la vache enragée… Autant de situations qui peuvent paraître familières mais qui, par l’incroyable talent de Fumiko Hayashi, nous entraînent à sans cesse côtoyer le paradoxe. Rien ne peut finalement être tranché : nous ne sommes pas conviés à prendre position mais à nous ouvrir à toutes les positions, mêmes choquantes. Hayashi nous invite au glissement de sens, à l’éclairage de biais, à l’abstention du jugement. Chacune des nouvelles de La Flûte de la grue nous fait émigrer vers un autre nous-même, et ce n’est pas une affaire de dépaysement exotique – affreuse appellation à l’antithèse de l’œuvre de Hayashi – mais celle d’un déplacement sensoriel selon moi comparable à celui que nous vivons en lisant Duras. Chaque phrase nue fait bruire en nous un foisonnement d’instants impossibles à nommer et qui pourtant nous bouleversent, nous interrogent – nous aiguillent vers le secret de l’être : presque rien, en somme.

Dans ce recueil de nouvelles, véritable don du ciel pour tout zinzin de littérature (tenez-vous-le pour dit !), j’ai aussi particulièrement aimé les contes – dont celui qui a donné son titre au livre : « La flûte de la grue », hymne au partage entre cœurs « riche[s] dans la misère », et surtout « Le rocher merveilleux », sorte de faux pendant de La Chèvre de monsieur Seguin (l’herbe n’est pas plus verte ailleurs), à cette différence près qu’ici, un rocher peut pleurer, et que personnellement je l’ignorais. Pour savoir ce que cela change, lisez Fumiko Hayashi – éclaireuse de (nos) sens et femme libre comme personne.
Une reine, dirait-on aujourd’hui.

Martine Roffinella
Écrivaine-photographe


[1] Lien vers la chronique-interview : https://martineroffinella.fr/fumiko-hayashi-rene-de-ceccatty-la-vagabonde-et-le-traducteur/

2 commentaires sur “Éclaireuse de sens”

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