« Entre nous, ça “con-verge” », écrit malicieusement Clarisse, troublante poétesse que nous donne à rencontrer Claire Fourier, dont les fidèles du blog connaissent et apprécient le talent[1]. Certes il y eut Le Con d’Irène (d’Aragon) et Les Onze Mille Verges (d’Apollinaire). Mais voici qu’une écrivaine, dans sa quête sensuellement littéraire de ce qui fonde, quand il se produit, l’emboîtement parfait des « sexes opposés », comme le chantait Guy Béart, nous offre deux textes incandescents à portée universelle : Métro Ciel et Le Jardin voluptueux, tous deux publiés aux Éditions du Canoë. Le premier a connu une première parution et le succès en 1996, et il est judicieux de le porter au regard de la génération actuelle après la vague #MeToo, le tsunami qu’elle a engendré sur la codification des rapports – donc du mode de séduction – entre hommes et femmes, ou plus récemment « l’affaire Pelicot », dont le retentissement fut mondial. Car en l’occurrence, c’est toute la complicité du couple homme/femme et le lien de confiance précisément convergent qui sont ruinés. Que reste-t-il après cela du désir, de son expression, de ses parades et de ses nécessaires (ou désormais non) batailles ? Qu’est devenue la conquête amoureuse, d’un jour ou d’une vie, validée par les liens du mariage ou au contraire en infraction à ces derniers ?
Claire Fourier, dans l’inimitable Métro Ciel, replace au centre du jeu l’attraction, ce phénomène heureusement inexpliqué qui fait que soudain, tout votre être est « soulevé » par un simple échange de regards. Dans le cas présent, celui d’une femme de cinquante ans et d’un homme de trente-huit ans. Ils ne se connaissent pas ; se croisent pour la première fois dans le métro. Ils ont tous deux la bague au doigt et une progéniture. Entre eux pourtant, sur-le-champ, « l’espace est matière lumineuse » et tout s’enfièvre. Leurs yeux s’aimantent ; il la « fouille », elle « s’évade » puis s’abandonne « au plaisir de la reddition » – pour l’instant suivant « s’insurger » encore puis revenir aux prunelles de l’homme « comme un naufragé au sable ». C’est cette drôle de parade silencieuse qui régit le désir : « Le chasseur à l’affût m’apprivoise, me dompte, me subjugue », écrit la femme. Mais la connivence est « exquise » ; ces deux-là convergent vers la jouissance : « son audace me trouve d’emblée consentante », confie-t-elle. Que se passera-t-il entre ces deux inconnus que le ballet du désir, inversant tour à tour les rôles de domination/soumission, ensorcelle et emporte sans qu’ils puissent y résister ? Métro Ciel dit (presque) tout des tumultes et abandons de la chair lorsqu’elle se passe de partition cérébrale et qu’elle n’est QUE consentement : en cela (et en bien autre chose), ce bref ouvrage compte beaucoup dans le tumulte des questionnements actuels, et chaque corps y trouvera sa résonance, sa liberté de jouir avec l’autre au diapason. Et si combat il y a, c’est celui du meilleur orgasme entonné à l’unisson – « dans la boue des jours, une messe d’or qui transforme les jours à jamais ».
Si Métro Ciel explore l’insolite impromptu d’une relation sexuelle aussi éphémère qu’intense, Le Jardin voluptueux nous offre au contraire une rencontre intime qui met quinze ans à se produire. Pendant toutes ces années, Robert est le jardinier de Clarisse, laquelle lui confie l’entretien de sa maison en Bretagne, qu’elle vient occuper quand ses obligations parisiennes le lui permettent. Ils s’entendent bien ; elle écrit, il jardine. « Le couple idéal. Chaste. » Elle est plus âgée que lui mais ils sont tous deux de « fieffés solitaires vivant d’instinct pour le labeur ». Il lui inspire confiance ; elle est « fascinée par l’homme bâti à chaux et à sable », tout à la fois « flexible et inflexible », qui n’a aucun maître et « préfère obtenir de soi-même ce que beaucoup exigent d’autrui ». Durant quinze années, donc, ces deux-là s’observent – ils prennent l’apéritif ou le café ensemble – « Je regarde la grande paluche saisir l’anse fine de la tasse de porcelaine japonaise, et je suis émue », dit-elle.
Robert ne lit pas, alors qu’elle est poétesse. « Il n’a pas de mots » – « Et après ! » s’exclame-t-elle. « Les mots, je les ai, ne m’ont pas toujours servi à grand-chose. » Et d’ajouter que son jardinier a « l’inculture légère et un frais bon sens » : « Il sait – parce qu’il est ignorant » et il a en lui une poésie « qui peut inquiéter les femmes ». Nous revoici dans l’ambivalence des relations hommes/femmes que Claire Fourier explore minutieusement, non pas avec la prétention d’opposer sa vérité à tel discours politico-féministe mais au contraire avec l’humilité d’une femme qui n’hésite pas à exposer ses désirs même contradictoires – parce que la vie elle-même n’est que contradiction, à commencer par cette aberration de naître pour mourir. Dans l’entre-deux, un homme avec « des jambes belles comme des colonnes grecques » et une femme qui « boirai[t] la mer/ si elle pouvait lessiver/ [s]on besoin d’amour » prennent tout leur temps pour se rejoindre – et se livrer l’un à l’autre.
Je ne veux pas révéler ici dans quelles circonstances ni pourquoi l’union se fait. Mais sachez – et c’est une lesbienne qui vous le dit ! – qu’il y a dans ce Jardin voluptueux une scène de fellation à tomber par terre (les membres appétissants sont paraît-il rares, mais ce « poupon en viande » est divinement titillé), et surtout une écriture magistrale, entre musicalité rêvée, vie réelle qui nous submerge, odeurs liquides, sueurs rebelles, éparpillement des corps pris et épris de plaisir.
Il faut lire Claire Fourier, non pas par militantisme mais peut-être pour réenchanter la convergence du féminin vers le masculin et vice versa, c’est-à-dire la « conjonction élastique des corps » lorsque le préalable absolu du consentement est posé. « Je veux sa virilité, il veut ma féminité, eh quoi ! c’est aussi simple que ça, et c’est beau et jeune et vieux comme le monde », dit Clarisse. C’est une piste parmi tant d’autres, atemporelle s’il en est, mais la grande force de ces deux œuvres – Métro Ciel et Le Jardin voluptueux – est de ne rien imposer tout en donnant à voir, avec flamboyance, ce qu’est un désir partagé, là où il n’y a « que de la beauté à vénérer ».
Martine Roffinella
Écrivaine-photographe
Métro Ciel et Le Jardin voluptueux, de Claire Fourier, sont publiés aux Éditions du Canoë.
[1] Pour accéder aux autres chroniques et/ou interviews de Claire Fourier, merci de vous reporter à l’onglet « Liste des auteur-e-s » du blog Sous le pavé la plume.