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Ce monde a besoin de Calaferte

Mieux vaut tard que jamais, dit le proverbe – et j’ajoute que parfois, mieux vaut tard que trop tôt, car le suc de certaines œuvres se libère différemment selon les époques de la vie et les chaos qui la ponctuent. Sans doute principalement parce que mes lectures, en tant que quasi-autodidacte, sont aussi imprévisibles que le sens du vent, je n’avais encore jamais lu le grand Louis Calaferte. À la croisée de chemins fantasques et de l’achèvement d’un corps-à-corps viril avec l’un de mes propres textes, j’ai d’abord été fascinée par Septentrion – ouvrage frappé d’interdiction pendant vingt ans – dont je me suis nourrie avec avidité et délectation. Enfin de la littérature qui fait fi du vaisseau de la bien-pensance à bord duquel nous coulerons tous, éventrés par l’iceberg de la saintenitoucherie ! Ma curiosité est alors excitée : il me faut vite un autre Calaferte, et j’apprends que La mécanique des femmes est « comme la quintessence de Septentrion[1] ». J’y cours puis je m’y attarde – et j’en ressors à regret, époustouflée.

D’aucun(e)s pourraient désigner ce livre comme un tissu de témoignages machistes – ou du moins issus d’un homme à femmes rapportant ses mâles anecdotes sur le désir et le plaisir sexuels que ces dames éprouvent ou non – ce qu’elles aiment, ce qu’elles détestent, ce qu’elles suscitent, ce qu’elles subissent, etc. Or La mécanique des femmes propose justement la démarche opposée, à savoir que les femmes prennent la parole, s’en emparent même sans vergogne, disent et font ce qui leur plaît (« Il n’y a rien de meilleur qu’une bite » ou encore « Je sens tes couilles pendant que tu marches. On dirait deux petits oiseaux »). Elles s’octroient l’érection : « Avec toi, je bande […] Je n’oublie pas un homme qui m’a fait bander. » Certaines revendiquent avec classe le statut de « débauchée », de « libertine » voire de « vicieuse » créativement « polissonne » et désirant être aimée. Le livre est en cela très féministe (du moins à la façon dont je l’entends) car il conjugue astucieusement sexe cru et amour, alors que la plupart des religions dissocient le plaisir physique – surtout celui des femmes – du pur sentiment amoureux, conditionnant la farandole des corps à la perpétuation de l’espèce humaine.

Dans La mécanique des femmes, on aime intégralement – du corps au cœur (« Peut-être qu’à ma naissance j’ai le cœur qui m’est tombé dans la chatte. C’est là que ça bat ») –, et c’est un acte d’émancipation suprême : « Viens me faire libre. Je suis la première femme du monde. Je suis Ève. Je vais rivaliser avec Dieu. Je sais que je peux rivaliser avec lui. »

La conscience du corps et de ce qu’il implique comme pouvoir renverse les rôles pour qui accepte de s’en emparer. Il s’agit alors de prendre les commandes du théâtre, bien plus vaste qu’on ne le croit, où se joue sans fin l’inexplicable tragicomédie de la séduction humaine. « Je te voudrais seulement chirurgien de moi. Avec un petit scalpel, découpe-moi et mange-moi. […] Je te ferai marcher, marcher dans la ville derrière moi avec l’exquise sensation de savoir que tu vois mes jambes, mon cul, ma nuque, mes cheveux qui bougent et que tu penses à l’image de mon con qui marche. J’aimerais te savoir derrière moi, comme si on marchait ta bite dans ma chatte. » Cela n’exclut pas, et même bien au contraire, une forme de sacralisation : « J’adore ton sexe à genoux, les mains jointes, c’est mon dieu. » Mais ne nous y trompons pas. Dans ce jeu de domination/soumission, les femmes ne se privent pas d’ordonner et de chosifier : « Viens me baiser […] je veux ta bite dedans, sur mon cul, dans mes reins, je me retournerai et tu me la cogneras dans le ventre. »
Les désirs et fantasmes sont aussi nombreux que la Terre compte de femmes, et si une phrase devait les relier toutes en une forme de sororité, ce serait peut-être celle-ci : « Je voudrais que tes yeux soient des choses qui me touchent la peau. »

La mécanique des femmes ne s’arrête pas là, et le génie de Calaferte vient alors s’en mêler pour combiner exploration des sens et de l’essence féminine autrement nommée âme. Il ne prend pas pour autant la parole ; il ouvre les guillemets et leurs récits s’y insèrent.
L’une raconte ainsi avoir crié : « Maman ! ça saigne ! Maman ! viens voir ça saigne » et n’avoir récolté que des ricanements : « Ça y est, en voilà encore une qui ne va pas tarder à se faire engrosser ! » Une autre fait le récit d’un avortement : « J’y suis allée toute seule. Il faisait froid, je gelais, j’avais peur. Le docteur et les deux infirmières qui étaient avec lui ont été odieux. Je suis sûre qu’ils ont voulu me faire mal pour que je ne recommence pas. Je devinais qu’ils me prenaient pour une putain. »
Et puis il y a toutes les femmes qui d’homme en homme sont en perpétuelle déshérence (« Ma faiblesse réside dans le fait que je suis comme un animal blessé et que j’ai besoin d’amour »), ces autres mal mariées et empêchées de divorcer, celles qui rêvaient d’une grande passion et qui à quinze ans ont été dépucelées en dix minutes dans une chambre crasseuse par un minable, celles éhontément trompées par un époux méprisant, et aussi celles qui, devenues des « vieilles femmes », sont fuies par les hommes, alors qu’elles leur auraient offert « quelque chose de savant qu’ils ne trouveront nulle part ailleurs : du plaisir désespéré ».
Le livre, on l’aura compris, n’est en aucun cas un énième récit d’homme prêtant au sexe opposé ses propres fantasmes et élucubrations. Il ne prétend détenir aucune vérité, mais sa structure audacieuse permet au moins, par le biais de son éclat poétique, d’approcher toute une galaxie d’incandescences féminines à la lumière desquelles nous nous sentons extrêmement fières d’appartenir. Cette fierté-là, personne ne nous la donne, mais nul n’est autorisé à nous en priver. Louis Calaferte n’écrit pas autre chose, et c’est pourquoi ce monde a besoin de lui. Le lire, c’est se réconcilier avec soi-même – non pas y chercher une forme d’absolution mais s’emplir une fois pour toutes de notre liberté d’être femme.

Martine Roffinella
Écrivaine-photographe ; prête-plume.

[1] Mention extraite de la quatrième de couverture de La mécanique des femmes, éd. Folio.