Une première pour le blog Sous le pavé, la plume : solliciter une brillante autrice venue du journalisme, Claudine Cordani, pour rédiger un article sur le livre d’Alice Coffin : Le Génie lesbien, dont beaucoup ont débattu sans l’avoir lu.
Fi des a priori, et bienvenue à la sagacité. Venez, c’est éclairé !
Qui est Claudine Cordani ?
Activiste française des droits humains, Claudine Cordani vit à Paris. Ex-journaliste, écoféministe, elle est autrice (La Justice dans la peau, en cours de seconde édition) et réalise des collages artistiques. Transfuge de classe, elle vient d’un milieu ouvrier d’origine italienne. Et si, à 55 ans, elle n’a toujours pas le bac, c’est parce qu’elle avait un procès en cours : celui de ses violeurs à la Cour d’assises de Paris, en 1985. En France, Claudine est la première mineure à avoir refusé le huis clos à ses violeurs. Elle travaille aujourd’hui à la pratique de l’art-thérapie auprès d’un public résilient de viol et de violences.
Ce qu’elle a pensé du livre d’Alice Coffin :
Le Génie lesbien
Voyage en Lesbie
Injustices artistiques, pratiques journalistiques, programmes politiques… Dans les 240 pages du Génie lesbien, Alice Coffin passe au peigne fin la lourdeur du système patriarcal qui pèse sur les femmes – surtout les lesbiennes. Elle rappelle l’origine de nombreuses luttes initiées par ces « dangers » et ce que le féminisme leur doit.
Alice Coffin est, comme elle l’écrit si bien, une lesbienne d’intérêt général. Elle l’assume et le défend. Voilà pourquoi elle est autant attaquée : pour la légitimité d’être librement qui elle est – hors des sentiers labourés par et pour l’homme blanc hétérosexuel.
Sans l’avoir lu, beaucoup de gens sont montés au créneau à la sortie de son essai Le Génie lesbien(1). Par principe contradictoire peut-être mais d’abord par peur : celle de l’inconnu. Également, je pense, pour ces phrases : « Je ne lis plus les livres des hommes, je ne regarde plus leurs films, je n’écoute plus leurs musiques. […] Les productions des hommes sont le prolongement d’un système de domination. Elles sont le système. L’art est une extension de l’imaginaire masculin. Ils ont déjà infesté mon esprit. Je me préserve en les évitant. Commençons ainsi. Plus tard, ils pourront revenir. »
Ces phrases ont mis nombre de ses détracteurs en PLS (Position latérale de sécurité). Que devraient dire les femmes d’avoir été écartées des arts dare-dare et depuis longtemps ?
Dans les premières pages de son ouvrage, la journaliste, femme politique et activiste rappelle très justement ces mots de Monique Wittig(2) : « Tout travail littéraire important est au moment de sa production comme un cheval de Troie, toujours il s’effectue en territoire hostile dans lequel il apparaît étrange, inassimilable, non conforme. Puis sa force (sa polysémie) et la beauté de ses formes l’emportent. […] » Comme le sillon tracé par un soc qui détonnerait dans le paysage bien lissé par le patriarcat – cette organisation sociale et juridique qui n’a de cesse de tasser la terre que nous foulons. Or il est important de l’aérer comme il est temps de décompacter le patriarcat pour, enfin, respirer mieux. Qu’on ne s’y trompe pas : c’est bien par ce genre de livre que cela s’opère. Alors, certains peuvent bien crier au loup, rentrer leurs crocs et ravaler leur rage. Parce que cette rage appartient depuis la nuit des temps aux personnes qu’on rabaisse, qu’on maltraite et qu’on humilie : les femmes. Car à elles, rien n’est permis.
« Des hommes sont nommés parce qu’ils sont des hommes »
Cela fait des années que les gouvernements français jouent les longueurs au sujet de la PMA. Alice Coffin est la femme qui a rétorqué au président Macron : « Mais c’est la République qui ne me respecte pas en tant que lesbienne. Vous, citoyen hétérosexuel, vous avez plus de droits que moi. » Ainsi, tout est dit. Tout est compris.
Dans les premiers mots du livre, Alice nous apprend qu’elle se voulait garçon et que, parfois dans sa tête, elle était André, avant de confier : « Cela m’a pris du temps de ne plus flirter avec cette idée, insoutenable de promesses inatteignables : être un garçon. Je suis soulagée, pourtant, de ne pas être devenue un garçon. Ils m’affligent tant. » Et dire que cette phrase, comme d’autres qu’elle a écrites, a provoqué l’indignation !… En réalité, il n’y a que la vérité qui blesse. Et si elle fait si mal, c’est que beaucoup d’hommes sont malhonnêtes. La voilà la vérité.
« Tous les jours, depuis des siècles, des hommes sont nommés parce qu’ils sont des hommes. Faites semblant de l’ignorer, messieurs, mais bien souvent, si vous êtes en place, c’est juste parce que vous êtes des mecs. »
Car oui, ils sont malhonnêtes de ne pas reconnaître que, comme elle l’écrit :
« Les femmes doivent se battre sur un terrain qui a été construit pour faire triompher des hommes. » Alice ne manque pas de rappeler que « lorsqu’un groupe de treize femmes, les Mercury 13, se soumirent en 1961 aux épreuves de la Nasa, elles réussirent avec des résultats supérieurs à ceux des hommes tous les tests d’aptitude psychiques et physiologiques. Mais ne furent, finalement, jamais autorisées à aller dans l’espace ». Si on trouve ça normal, qu’on vienne nous expliquer pourquoi.
Nous, les féministes activistes, allons modifier les règles du jeu. Et celles de la grammaire aussi, pour que le masculin ne l’emporte plus sur le féminin.
« Le Deuxième Sexe a lu clair dans Macron »
Alice Coffin est celle qui a écrit : « Je ne sais pas si Macron a lu Le Deuxième Sexe, mais je sais que Le Deuxième Sexe a lu clair dans Macron et tous ses prédécesseurs. Des Macron, il n’y a que cela à la tête de nos institutions médiatiques, politiques, économiques ou culturelles. Parfois en pire, parfois en mieux. Qu’ils dégagent. Qu’ils laissent leur place. Ils sèment le malheur. Nous voulons la joie. Être lesbienne est une fête. Ils ne la gâcheront pas. »
En revoyant récemment Mon oncle d’Amérique(3) j’ai été frappée par cette citation d’Henri Laborit : « La raison d’être d’un être, c’est d’être, c’est-à-dire de maintenir sa structure. C’est de se maintenir en vie, sans ça, il n’y aurait pas d’être. » Ma compréhension de cette phrase est que tout ce qui est fait pour empêcher autrui d’être est une atteinte à sa vie – à la vie. Ce qui signifie que des personnes – des hommes – ont décidé et veulent continuer à définir chez les personnes de l’autre sexe ce qu’elles doivent faire de la leur. Et que beaucoup ne supportent pas la décision de ces femmes de vivre et d’aimer autrement.
En effet, comme l’écrit Alice : « S’afficher lesbienne, c’est être d’emblée cataloguée par le monde extérieur comme un être de transgression », et elle analyse que « les hommes perçoivent sans doute très bien que les lesbiennes sont la plus lourde menace contre le patriarcat et le système de domination masculine ». D’ailleurs, lors d’une intervention du collectif La Barbe, face à des historiens, des diplomates et des militaires, elle raconte que « ce jour-là, [elle a] vu la haine, l’envie d’anéantir les femmes dans leurs regards ».
Mais au nom de quoi, on se le demande, doivent-elles subir cela sans sourciller ? Et au nom de quoi elles ne doivent pas, en plus, se rebeller ? La réponse est : au nom de rien. Alors, qu’on leur fiche la paix – une bonne fois pour toutes.
« Il faut riposter par les médias »
Alice Coffin est une lesbienne d’intérêt général dans le journalisme aussi. En qualité de journaliste média, elle s’est intéressée à la place des femmes dans le métier, à celle des minorités et, bien sûr, à celle des lesbiennes dans les rédactions françaises. Ce qu’elle en rapporte est tristement vrai. Après avoir passé trente ans dans diverses rédactions, je suis tellement d’accord lorsqu’elle écrit : « L’actualité n’existe pas en soi. Elle est la somme de ce que les journalistes valident. Labellisent. Toi t’es une info, toi t’es pas une info. » En effet, c’est comme ça que cela se passe. Et si les décideurs ne sont que des hommes, cela explique le choix des sujets et leur traitement. D’ailleurs, je trouve très intéressant qu’Alice confie : « C’est l’activisme qui m’a appris ce qu’était, ce que pourrait être le journalisme. » Et de préciser : « Je suis devenue une bonne journaliste en devenant activiste. J’ai pris la mesure de toutes les histoires que je ne lisais jamais dans la presse, de toutes les personnes que je ne voyais jamais à la télévision, grâce à l’activisme. » Également : « Mon boulot de journaliste, c’est de repérer et d’écrire des bouts de réel que la plupart des gens n’ont pas le temps de voir ou de formuler. C’est de contrecarrer, faits et preuves à l’appui, les récits manipulateurs. Cela ne m’empêche en rien d’avoir un point de vue. Au sens littéral. » Merci de l’avoir écrit comme ça, Alice. Je ressens la même chose.
S’il faut encore fournir la preuve que beaucoup de choses sont à revoir au sein du métier, examinons ce constat : « En France, parce que je suis une journaliste lesbienne, on m’interdit de couvrir des sujets lesbiens. Aux États-Unis, ce serait l’inverse. Nulle autre qu’une journaliste lesbienne ne pourrait traiter des thématiques lesbiennes. » Comme le rapporte Alice, c’est oublier le rôle fondamental des sources – « la diversité des rédactions n’est pas seulement un objectif vertueux. Elle est la condition d’un meilleur exercice du métier ». Et d’asséner quelques pages plus tard : « Les rédactions manquent à leur devoir d’information lorsqu’elles se privent de la parole et du travail des personnes concernées. » Par exemple, « une ado devrait pouvoir zapper à toute heure de la journée, ou feuilleter n’importe quel magazine, et se dire, tiens, une lesbienne ! L’impact serait immense sur la santé mentale, souvent mise à mal, des jeunes LGBT ». La messe médiatique est dite.
Je suis d’accord, aussi, quand elle évoque l’entre-soi masculin et blanc du monde de l’information.
« Ils ont utilisé le harcèlement pour mieux évincer les femmes de la compétition professionnelle. » Je peux en témoigner. Mais malgré cela, Alice rappelle qu’un « petit nombre de femmes journalistes osent se revendiquer militantes féministes. Elles savent que cela nuira à leur carrière, mais elles le font ». C’est vrai, elles le font. Je fais partie de ces journalistes-là.
Pour clore cette partie dédiée au journalisme, Alice Coffin écrit qu’il faut « exiger une politique de responsabilité des journalistes », tout en analysant que « si l’on considère que les médias sont responsables de l’écrasement des minorités, il faut riposter par les médias ». J’ajoute qu’il est important de protéger davantage les journalistes de toutes pressions émanant de leurs rédactions, elles-mêmes souvent sous le joug d’un patron de presse.
Culture lesbienne et role model
Personnel, anecdotique et sourcé, Le Génie lesbien aborde bien des points. Alice Coffin nous parle d’alcoolisme, du coming out de personnalités et de politiques, de l’importance et de la notoriété des role models, de ce que la cause féministe doit aux activistes lesbiennes, de l’avortement, des droits civiques des personnes trans ou des réfugié.e.s, du corps lesbien, de la PMA, de #MeToo, de féminicides, de culture lesbienne française, de blocus féministes, et nous fait partager de belles rencontres activistes qui ont eu lieu en France, aux États-Unis, en Afrique…
Je termine par le début de son Génie et la dédicace faite à son amoureuse Yuri. Au travers des luttes que les activistes mènent, j’ai rencontré et découvert beaucoup de leur beauté. Un regard pétillant et un éclatant sourire qui, même s’ils restent discrets, habillent davantage qu’une touche de maquillage.
En voyant Alice et Yuri, c’est cette énergie rayonnante qui saute aux yeux. Parce que c’est la force qu’elles mettent dans leurs engagements et leur activisme qui les irradie et les rend magnifiques. Parce que le plus important reste qui on est et ce qu’on en fait. Ce livre n’est pas seulement une idée de génie – c’est aussi et surtout un plaidoyer contre le patriarcat et son système inégalitaire des droits. Lesbiennes, femmes discriminées de tous pays : unissez-vous.
N’oublions pas, comme nous le rappelle si bien Alice Coffin, que « behind every strong woman… are more strong women »(4), dixit AOC.
Claudine Cordani
1) Paru aux Éditions Grasset (septembre 2020).
2) Extrait de son livre Le Chantier littéraire. Monique Wittig (1935-2003) a été et reste une grande romancière française, philosophe, théoricienne et militante féministe lesbienne.
3) Film d’Alain Resnais sorti en 1980.
4) « Derrière chaque femme courageuse… il y a d’autres femmes courageuses. » Phrase tweetée par Alexandria Ocasio-Cortez après sa victoire aux Élections américaines de la Chambre des représentants en novembre 2018. Elle est la plus jeune parlementaire jamais élue au Congrès des États-Unis.