Dans une précédente chronique, qui fait d’ailleurs partie de celles qui ont été les plus lues l’an passé, j’affirmais en titre que « L’écologie sera poétique (ou ne sera pas)[1]». Chloé Charpentier, dans son très beau livre Nous les derniers vivants, espère justement « redonner une place à la poésie dans l’action politique » – une poésie « de chair et d’os » traversant « chaque être vivant qui partage sa place sur notre belle et vieille Gaïa ». Ainsi se fait-elle le réceptacle en mots de toutes sortes de rencontres, figurant par son écriture chaque élément de la « mosaïque » humaine comme végétale et animale. Son but n’est pas de chercher à établir une forme de vérité : elle ne croit pas en l’unicité de cette dernière mais bien plutôt à la polyphonie, quitte à ce qu’elle soit discordante.
Discordants, nous le sommes de toute façon – nous huit milliards d’humains responsables de la chute de 60% de la biodiversité, sans parler des innombrables dégradations et destructions irréversibles commises sur l’environnement au nom du progrès et qui nous obligent déjà à porter « le deuil écologique ». Certains nient le changement climatique, d’autres le subissent résignés – d’autres encore mènent des actions violentes et désespérées. Chloé Charpentier, elle, va à la rencontre poétique de nous toutes et tous – et dans ce « nous », il y a les arbres, ces « dieux vivants », il y a les chevreuils et les biches, il y a les oisillons et les poules, il y a les buses, les merles, « le claquement de bec du geai, puissant et brutal, le drôle de tac-tac du rouge-queue ».
Et puis il y a les gens.
Ton nom, paysan, dis-le.
– Pierre, Paul, Jean. – Qu’importe.
Des noms de solitude pour botte en
caoutchouc
et tronçonneuse à couper menu tout rêve
inutile. –
Parmi les vivants croisés ici, le poète n’est peut-être pas celui qui sait, mais sans doute l’illusionné du faire : « Je serai la poésie dégustée et digérée, je serai le fruit et la merde, le fruit dans la merde, la merde dont sortira à nouveau le fruit, moi, le méprisé, le poète ô maudit ! » Pas de déception pour autant ! Chloé Charpentier ne dissimule rien de ses rencontres, car il s’agit de « chanter » tous les « héros » réconciliés de la « Gaïa délivrée ».
Dans un bus de banlieue tout se croise et se
décroise
comme les doigts de l’infortune
noirs blancs jaunes rouges ou métisses
la palette chromatique qui manque à la liberté
debout assis serrés les uns contre les autres
il faut un bus pour rapprocher l’humanité elle-
même
La poésie, loin d’être un prétexte décoratif, est ici un puissant engagement – le seul fiable, le seul valable. Elle nous permet de réactiver « nos mécanismes naturels, sauvages, reptiliens ». La poésie, écrit encore superbement Chloé Charpentier, « nous extrait de ce grand cercueil de l’habitude » pour qu’enfin la temporalité viscérale nous soulève, et qu’en nos poitrines palpitent – rugissent – toutes les pulsations de la Terre contenues dans une seule graine explosive au gré des saisons.
Quelle sensibilité faut-il pour caresser un brin
d’herbe
qui d’entre les morts s’est hissé à la fissure
du béton d’un parking
Alors allons-nous nous contenter de regarder mourir Gaïa, notre « mère commune » – serons-nous « les derniers vivants », ceux-là qui ne laisseront rien d’autre en héritage que des sols gorgés de glyphosate ?
Peux-tu baisser les yeux un instant et toucher
de ta main de ta chair toucher avec tes
pieds nus avec ton nez
le grain de terre ?
Peux-tu sucer sa moelle morte et t’empoisonner
du poison déversé par tes frères ?
Oui, c’est ce que tu fais chaque jour sur les
étalages,
sur ton palier.
Chloé Charpentier, « fille » de la multitude – des bûcherons « qui ont vécu de ces corps larges et lourds », des gitans, mais aussi de l’école publique, des poètes du monde entier, des animaux, « de la bêche, du sarcloir et de la brouette »… –, nous offre là un recueil de tout ce qui nous est nécessaire pour revivifier notre espoir d’en finir avec la chronique de notre disparition annoncée. Certes nous mourrons tous – mais il s’agit en l’occurrence de ne pas mourir en dernier, sans plus une herbe ni âme qui vive après nous. Lire Chloé Charpentier, c’est se réveiller les veines, c’est s’ancrer au souffle primordial. Procurez-vous d’urgence Nous les derniers vivants – manuel de lutte active pour tout poésiterrien debout, « avec un ciel au-dessus de la tête et une terre sous ses pieds nus ».
Martine Roffinella
Écrivaine-photographe
Nous les derniers vivants, de Chloé Charpentier (en couverture : Encre de Chine de Clémence Pierrat), est publié aux éditions Tarmac.
[1] Lien vers la chronique : https://martineroffinella.fr/lecologie-sera-poetique-ou-ne-sera-pas/