Malgré certaines apparences, objet de récurrentes jérémiades devant les supposés « abus médiatiques », depuis le mouvement #MeToo, commis par la gent féminine – « On ne peut plus rien dire », se lamentent les ardents ardorateurs du retour de bobonne-à-la-maison –, le danger de perdre le droit à disposer de leur corps reste permanent pour celles du « deuxième sexe ». Qu’il s’agisse de son ventre ou de ses parties intimes, il reste audacieux pour une femme, voire suspect donc condamnable, de vouloir s’appartenir d’abord en n’étant, de fait, la propriété de personne. L’air ambiant, trumpien s’il en est, n’augurant rien de bien folichon sur ce plan, l’on accueillera donc ici à bras ouverts Alex de Landes et Ariane Frontezak, car elles viennent nous offrir cette bonne et grande bouffée d’érotisme militant (oui c’est possible !) à déguster sans modération pendant qu’il en est encore temps. La première est l’autrice de Femme sinueuse ; la seconde est l’éditrice qui l’a publiée chez OLNI.
De quoi s’agit-il ? De sexe, de liberté à conquérir, de choix cornéliens, de limites explosées, d’expériences trash, d’incandescences et de spasmes, d’un plongeon « au fond de soi » qui pourtant « touche à l’universel ». Une femme se cherche – « qu’ils fassent de moi celle que je crève d’envie d’être ! » –, défait ses liens moraux au-travers des cordes qui la font jouir et s’atteint par l’orgasme qu’elle traverse autant qu’elle s’en laisse investir, « démontée » jusqu’au cri. Dans un cas comme dans l’autre, c’est enfin elle qui décide. « J’étais la maîtresse et la putain, enfin » – et après des années enfermée dans une vie de routine, elle tourne définitivement le dos à la tiédeur et aux rapports faussés : elle n’a plus envie de « materner » l’homme qui partage sa vie et avec qui elle a eu un enfant. Bien sûr elle l’aime – l’un n’empêche pas l’autre –, mais à présent elle est cette femme qui dit : Je veux. Une prise de possession de soi qui s’accompagne de ce qui pourrait s’apparenter à un parcours initiatique sexuel, ou en tout cas d’émancipation, entre adultères à répétition, plans BDSM et/ou à plusieurs, femmes et hommes confondus, jusqu’à l’obtention, ou pas, de l’harmonie du couple initial. Il faut lire Femme sinueuse, certes et avant tout pour le plaisir, mais aussi comme un ouvrage où l’érotisme, en tant qu’acte socio-politique, permet de gagner en force et en équilibre, en joie comme en maturité. Et si maintenant j’ai un conseil à vous donner, c’est de vous régaler de l’interview qui suit !
Quatre questions à :
Alex de Landes & Ariane Frontezak
MARTINE ROFFINELLA : Alex de Landes, pourriez-vous nous expliquer comment est née l’idée de ce livre ? Incarne-t-il la (re)naissance d’une femme qui comprend « la puissance » de savoir « qui elle est » par la sexualité ? Ou bien, pour paraphraser Virginia Woolf, est-il une façon de rappeler la nécessité pour chaque femme d’avoir, comme vous l’écrivez p 101, « une chambre à soi » – y compris, métaphoriquement ou pas, pour se masturber ? Les deux ?
ALEX DE LANDES (l’autrice) : Bonjour Martine, et tout d’abord un grand merci de me donner l’opportunité de parler de mon premier roman sur votre blog ! Avec Femme sinueuse, j’ai eu besoin de raconter le parcours d’émancipation d’une femme par le corps, par le sexe. Mais peut-être, surtout, d’évoquer toutes les facettes de mon héroïne : elle est mère attentive et inquiète, professionnelle dans son métier, amante passionnée et animale, amie fidèle, fille aux prises avec les questionnements de sa lignée. Je dirais presque que le sexe est un prétexte, s’il n’était justement le révélateur des émotions, des états, et finalement de la mue que va accomplir cette « femme sinueuse », tout au long du récit. J’aime à dire que les émotions, le corps, ne mentent pas. Mais pour cela, encore faut-il savoir, pouvoir les écouter, s’écouter. Si je convoque Virginia Woolf dès les premières pages du roman, avec la nécessité d’« un lieu à soi » (c’est le titre dans la dernière traduction de Marie Darrieussecq, j’aime beaucoup), puis lorsque mon héroïne reprend possession de sa sexualité, c’est que cette mue passe selon moi par la réappropriation, pour les femmes, d’un espace propre. Un espace affectif, temporel, géographique ou tout cela en même temps. Un espace pour être, advenir, se définir. Ne sommes-nous pas encore trop souvent, depuis toutes jeunes, habitées par d’autres ? D’autres rêves, d’autres règles, d’autres corps – depuis les injonctions faites au corps des femmes dans une société encore régie par le patriarcat, jusqu’à l’expérience de la maternité qui, si puissante et merveilleuse qu’elle puisse être, reste une dépossession. Réapprendre nos contours propres, appréhender nos désirs, notre plaisir, sans honte, découvrir qui l’on est, oser l’être, dans nos contradictions, nos éclats, nos doutes, nos joies : voilà le chemin de ma Femme sinueuse et l’ambition de ce récit.
M. R. : Ariane Frontezak, quelle a été votre réaction première, en tant qu’éditrice, à la lecture de Femme sinueuse ? Est-il important pour vous de donner à lire des récits capables d’ébranler les certitudes – en l’occurrence sur le plan du désir féminin ? Pensez-vous que publier de l’érotisme revendiqué comme une émancipation puisse encore, par les temps qui courent, être regardé comme un acte politique admissible ?
ARIANE FRONTEZAK (l’éditrice) : Tout d’abord, merci infiniment pour cette opportunité de faire connaître OLNI et partager nos ouvrages, et plus particulièrement Femme sinueuse. J’avais reçu ce texte quand j’étais directrice de collection érotique dans une maison d’édition et j’avais repéré tout le potentiel qu’il dégageait. Fort heureusement pour OLNI, Alex nous a suivis quand nous avons créé notre propre maison d’édition et nous avons travaillé durant quelques mois pour aboutir à la publication de ce roman. Femme sinueuse, c’est une quête émancipatrice, la nécessité d’une femme d’apprendre à se regarder vraiment, corps et âme. J’ai lu l’honnêteté, car il n’y a pas de faux-semblants chez l’héroïne à travers les mots de l’autrice ; sa vérité, crue et belle, résonne chez beaucoup d’entre nous, êtres de chair et d’esprit. J’ai lu l’histoire d’une femme, mère, et vivant en couple, qui raconte comment, peu à peu, elle « ose » explorer toutes les formes de sexualité, écoute ses désirs, pas forcément motivés par des sentiments amoureux, mais qui l’épanouissent tout autant que son amour pour son compagnon. J’ai lu une forme d’explication de texte en filigrane de ce qu’est la jouissance d’une femme quand elle lâche prise, et se libère des carcans et des principes qu’on lui a inculqués dès le plus jeune âge.
OLNI édite toutes sortes de textes, pas seulement de l’érotisme. Mais c’est une des raisons d’être de notre maison d’édition de publier ce genre de récit, de donner voix au chapitre à celles et ceux qui ont envie d’aller dans un domaine plutôt restreint en ce qui concerne l’édition, impliquant, de facto, une censure qui ne dit pas son nom. Publier de l’érotisme, c’est offrir une bulle de respiration dans un monde où tout est fait pour formater le corps et l’esprit. Un espace où s’expriment la jouissance, le plaisir charnel, le désir, et ce, grâce à des mots, qu’ils soient crus, salaces, poétiques, joueurs, drôles, voire un mélange de tout cela. Le champ des possibles est large, parce que l’érotisme est partout, dès lors que le consentement est respecté, cela va de soi. Se dévorer du regard est de l’érotisme ; frôler une main est de l’érotisme ; observer un couple s’embrasser sur un quai de gare est de l’érotisme. Et pour répondre à la dernière partie de la question : éditer de l’érotisme est un acte politique puisqu’on revendique une liberté qui n’est pas acquise naturellement. Quant à savoir s’il est admissible, j’aurais tendance à dire que oui… pour l’instant. Hélas, il est minuit moins une avant d’assister à des négations, des interdictions, des reculs. Il suffit de regarder ce qu’il se passe aux USA. En général, on se prend la même chose quelques années plus tard en France – et avec la rapidité de la communication gérée par des algorithmes créés selon des schémas nauséabonds, ce serait plutôt en mois. Je crains fort que nous nous trouvions d’ici peu dans une situation où cette liberté d’édition risque d’être remise en cause, nous plongeant dans un monde d’obscurantisme dominé par une morale édictée essentiellement par des hommes dangereux pour l’humanité…
M. R. : Alex de Landes, dans ce récit d’expériences sexuelles multiples, où abandon et souffrance consentie se conjuguent, pensez-vous que ce « Je » qui s’exprime soit parvenu à recomposer toutes les parties et facettes de lui-même ? Si oui comment ? Le Graal est-il atteint, bien que « l’écriture ne [soit] pas la vie » ?
A. de L. (l’autrice) : C’est vrai, mon héroïne dit dans le roman que « l’écriture n’est pas la vie, elle en est un reflet ». Mais écrire à la première personne, évidemment, n’est pas anodin. Le terme d’autofiction est très galvaudé, usé jusqu’à la corde. Pourtant j’y tiens, dans ses deux composantes : pour moi le processus d’écriture accompagne mes différents états et pensées – je dois écrire quand une émotion ou un sentiment me vient, sinon les mots m’échappent et je ne parviens plus à les retrouver. Et il les précise aussi, les conserve, les amplifie. Je ne sais pas si je m’exprime clairement, c’est compliqué à analyser ! Annie Ernaux le dit mille fois mieux, en exergue de son livre Le Jeune Homme : « Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont seulement été vécues. » Je ressens exactement cela. Le processus d’écriture, dans sa précision, son exigence, une forme d’effort, une intensité intimement liée au lâcher-prise de la créativité (quand on écrit, il faut être présente à la matière), m’a depuis toujours apporté beaucoup de plaisir. En me relisant, je m’aperçois que ces mots définissent aussi assez bien ma relation au sexe !
Le patient travail d’allers-retours avec Ariane pour les éditions OLNI a permis de faire de ce récit un texte littéraire. Il contient bien sûr beaucoup de morceaux de moi, mais aussi de tout ce dont se nourrit un.e auteurice et les deux sont indissociables. Quand on dit « je » et qu’on écrit de l’érotisme – a fortiori lorsqu’on est une femme…–, on se retrouve toujours confrontée à la fameuse question : « C’est vrai ou pas ? » J’ai envie de répondre : ni plus ni moins que dans toute œuvre de fiction. Et pour répondre à votre question, je crois que le Graal n’existe pas, « j’aime les gens qui doutent » comme Anne Sylvestre, moi. Mais oui, achever Femme sinueuse, ciseler ce texte avec Ariane, le publier, et voir désormais mes mots toucher un public large et varié, qui à son tour y voit des choses dont je n’avais pas forcément conscience (ça c’est fantastique lorsque vous sortez un livre !), est une forme d’apaisement. Ce livre m’a changée, et je lui en suis infiniment reconnaissante (au livre, oui). J’ai hâte de vivre les prochains projets !
M. R. : Ariane Frontezak, votre autrice écrit que le « Je » de l’écrivain « mêle ce que l’on est, ce que l’on aimerait être, ce que l’on retient et, surtout, ce que l’on prétend ignorer ». Quel est votre avis d’éditrice sur ce « Je est un autre » ainsi nommé par Rimbaud, mais qui ne s’applique pas tout à fait ici ? En l’occurrence, comment avez-vous perçu le « Je » littéraire d’Alex de Landes ?
A. F. (l’éditrice) : Dans l’affirmation d’Arthur Rimbaud « Je est un autre », je comprends que le « je » n’est plus le sujet, c’est « l’autre » qui le devient. Cet « autre » peut être plusieurs sujets à la fois : une part fantasmée du « je », une recherche de ce que pourrait être cet « autre », l’idée qu’un « autre » agit en lieu et place du « je ». Un·e écrivain·e met forcément des morceaux de ses « autres » dans ses écrits, à moins d’être une IA. Une autobiographie est-elle vraiment neutre ? Peut-on être objectif·ve quand on se raconte ? Une fiction est-elle totalement étrangère à la personnalité de sa/son créateur·rice ? Le méchant d’un roman n’est-il pas un moyen jouissif pour l’auteur·rice de lâcher son côté sombre en toute impunité ? On pourrait débattre longtemps sur ce thème, identité/altérité, qui sont ces autres ? le moi, l’inconscient, etc., au risque de faire un hors-sujet ici…
Rimbaud écrit aussi dans cette même lettre « qu’il faut être voyant, se faire voyant ». C’est un peu comme ça que j’ai perçu le « je » littéraire d’Alex de Landes. Voir ce que peut être cette autre, qui ne lui est pas étrangère, mais qu’elle aspire à connaître pour comprendre qui elle est. Oserais-je citer Verlaine (oui, le clin d’œil est un peu facile, mais pourquoi s’en priver ?) : « D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,/ Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même/ Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend. » Dans les mots d’Alex de Landes, le « je » de l’autrice devient l’« autre » Alex, l’héroïne de Femme sinueuse. Il y a un jeu de miroirs entre elles deux : l’une bien réelle, l’autre fictive parce que couchée sur papier. Femme sinueuse est une autofiction, néologisme inventé par Serge Doubrovsky qu’il définit ainsi : « un récit dont la matière est entièrement autobiographique, la manière entièrement fictionnelle » (source : Télérama – interview publiée en août 2014, mise à jour le 8 décembre 2020). J’aime bien cette définition qui pourrait convenir pour le roman d’Alex. Quant à savoir quelle est la part fantasmée, quelle est la part réelle, il n’y a que l’autrice qui pourrait répondre à ces questions. Elle lève le voile sur certaines lors de ses dédicaces, et durant ses lectures. Beaucoup de ses lectrices se sont reconnues dans cette « autre » et l’ont remerciée d’avoir écrit cette femme sinueuse ; et des lecteurs se sont sentis tout autant concernés par ce roman dans lequel ils sont bien présents, avec toutes leurs faiblesses et toutes leurs forces.
Femme sinueuse, d’Alex de Landes, est publié aux éditions OLNI, que vous pouvez retrouver sur leur site : https://editions-olni.com/
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