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Idolâtrie mode d’emploi

Qu’est-ce qui fait que nous, humains, ressentions le besoin de porter au pinacle l’un des nôtres, en tous points identique mais qui sache surmonter les vicissitudes de notre condition ? Et comment pouvons-nous simplement supposer qu’il existe, cet être sublime que par conséquent nous adorons ?
Ainsi l’abbé Pierre, de son vrai nom Henri Grouès, « pape des pauvres », « prophète de l’hiver 1954 » et « apôtre des mal-logés » ; décrété 17 fois de suite personnalité préférée des Français ; élevé à la dignité de grand officier de la Légion d’honneur et qui eut droit à des obsèques nationales – d’aucuns songèrent même à sa panthéonisation en tant qu’« icône de la France à l’instar du Général de Gaulle » – ; cet abbé Pierre dont le visage de « serviteur souffrant » fut comparé à celui du « Christ en croix » et qui déclara dès l’âge de 16 ans : « Je veux être un saint » ; oui, celui-là n’était en réalité qu’un personnage fabriqué de toutes pièces, le « romancier de sa propre vie », essentiellement occupé à « défendre une cause dont il [fut] le héros » sinistrement et honteusement pervers.
C’est dans un effarement absolu que j’ai lu le travail si bien documenté, dont on peut vérifier chaque source, de Laetitia Cherel et Marie-France Etchegoin : Abbé Pierre – La fabrique d’un saint, paru chez Allary Éditions. Comment donc avons-nous pu nous illusionner à ce point, en dépit de tous les signaux d’alarme qui ont pourtant régulièrement retenti ? Même son soutien appuyé, en 1996, au négationniste Roger Garaudy, et qui est venu confirmer un antisémitisme déjà énoncé durant sa jeunesse, n’a pas émoussé la divine notoriété de l’abbé Pierre. Alors que le futur « saint » déclarait déjà, le 21 juillet 1944, que certains « faits » pouvaient « justifier » la politique criminelle du régime de Vichy vis-à-vis des Juifs. Il évoque par exemple des familles israélites « regorgeant d’or » qui « raflent tout » et « affament » la population de villages, taxant ces mêmes Israélites de « passifs » et de « planqués ». Il les accuse de « parasitisme social » et de lâcheté : ils « n’ont pas assez versé de sang », affirme-t-il encore. Mais tout cela passe à la trappe. Habile et rusé comme il le sera jusqu’à son dernier souffle, l’abbé Pierre s’inventera un glorieux passé de résistant, où subsistent encore aujourd’hui de nombreuses zones d’ombre voire d’incohérences et de « fanfaronnades » : il a « enjolivé son rôle en s’attribuant des exploits en partie fantasmés ». Pourtant, comme par magie, ses récits de maquisards embobinent tout le monde – il faut dire qu’il n’est pas le seul, parmi les acteurs politiques des nouvelles sphères du pouvoir d’après-guerre, à s’inventer un parcours de résistant héroïque ! Et surtout, ainsi que l’expliquent brillamment Cherel et Etchegoin, Henri Grouès, futur emblématique abbé Pierre, rendait bien service à l’Église, elle-même coupable de nombreux errements pendant l’Occupation : un « curé maquisard », même inventé, les arrangeait bien. Il sera ainsi soutenu par les hautes instances cléricales ainsi que par les démocrates chrétiens et l’entourage du général de Gaulle : Grouès restera député jusqu’en 1951.
Conscient de ses petits arrangements avec la vérité, péchés véniels à ses yeux, l’abbé Pierre saura très tôt s’assurer de protections sûres, voire inébranlables, grâce à des calculs politiques d’une efficacité redoutable. Sa « bonté » – du moins celle qui émane de la posture et du costume qu’il a adoptés – « plaît au peuple » ; il « galvanise les masses ». Après son fameux appel de l’hiver 54, il a récupéré un milliard de francs (26 millions d’euros) – et l’usage qu’il en fait est plus que contestable. Des voix s’élèvent, que personne n’écoute : « Il se prend pour un architecte, pour un urbaniste, pour un homme d’affaires, pour un grand psychologue, pour un chef d’État, pour saint Vincent de Paul ! Il moud du bla-bla-bla », dénonce très tôt le futur fondateur d’ATD Quart-Monde. Et ne parlons pas de la gestion d’Emmaüs – douteuse elle aussi, pour ne pas dire opaque.
Mais le plus tragique reste encore à venir. L’abbé Pierre a eu, toute sa vie durant et dès ses jeunes années, un comportement sexuel de prédateur. Ses agissements les plus graves ont été révélés en 2024 – mais là encore, la sonnette d’alarme avait été actionnée très tôt. Il suffit de lire les documents officiels attestant de ses faits et gestes, notamment lors de son voyage aux États-Unis en 1955, où ses actes ont été jugés si graves qu’il en a été « quasiment expulsé » puis banni – interdit de séjour. D’après les autorités de l’Église, qui furent donc au courant dès cette époque, il ne s’est pas agi de « galipettes ou de rapports sexuels consentis, mais d’agressions ». L’abbé Pierre est même qualifié de « grand malade » probablement atteint de schizophrénie. L’on sait comment il s’y prenait : profitant de ce que sa victime ne pouvait pas s’attendre à pareille perversion de la part d’un saint, il lui « écrasait » subitement la poitrine et la collait à lui, saisissait brutalement sa mâchoire, l’ouvrait de force et introduisait très violemment, « très profondément » sa langue dans sa bouche. Il pouvait aussi fouetter ses victimes et exiger qu’elles s’adonnent au lesbianisme, dont il était un spectateur friand.
Au-delà du nombre incroyable de femmes ou de très jeunes filles qu’il a abusées, et qui ont essayé de parler mais qu’on a condamnées au silence par le mépris, le plus grave à mes yeux est que ce prétendu défenseur des pauvres a profité de la précarité et de la misère de ses victimes pour en faire des jouets sexuels : « Nombreuses sont les femmes malheureuses dont l’abbé a abusé […] sous prétexte de leur venir en aide. En particulier des étrangères sans papiers […]. » De quoi vomir.
Grâce au faisceau de personnalités qu’il avait su embrigader – François Mitterrand (qui pourtant le trouvait « faux-cul »), Simone Veil, Bernard Kouchner, Jacques Chirac, Caroline de Monaco, Kofi Annan, Zinedine Zidane, Johnny Hallyday… – le « saint » homme est demeuré intouchable. À plusieurs reprises pourtant, certains ont émis des doutes, voulu mener une enquête : ils ont été « vertement » évincés, car : « Ébranler sa statue revenait […] à s’attaquer à l’œuvre caritative d’Emmaüs. »Inimaginable ! Et puis l’abbé Pierre savait y faire pour minimiser ses agissements, ses « péchés » somme toute courants : il « prenait les devants » et distillait au bon moment, à la personne qu’il fallait, les confidences sur les tentations de la chair auxquelles il avait pu hélas céder : la faute avouée n’est-elle pas à moitié pardonnée ?… Un machiavélisme sidérant qui m’a ôté les dernières illusions que je pouvais encore avoir sur l’humain et sur l’Église.
La voie qui conduit à l’enfer est, dit-on, pavée de bonnes intentions – et nul doute que l’abbé Pierre le savait, s’en servant même d’excuse ou d’auto-absolution. Mais ce dieu auquel il prétendait croire, tout en forçant une jeune fille pauvre à le masturber au nom de son « besoin d’affection féminine », ne l’a-t-il pas confondu avec diable ? Après tout, l’initiale est la même. De même que pour : dégoût.

Martine Roffinella
Écrivaine-photographe.

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