À une époque où pour être « bancable » il faut cultiver l’ego à outrance et surabuser de mises en scène médiatiques, voici donc un livre qui paraît sans nom d’auteur. Coquetterie ? Subterfuge pour attirer justement l’attention ? Si c’est le cas, cela fait partie du projet d’ensemble – à savoir ce qu’implique et signifie l’acte d’écrire, le questionnement inéluctable sur l’apparition-disparition qu’il soulève, et ce que recouvre la fiction, qui « peut être mensongère ». Car l’écrivain peut « sciemment » écrire « quelque chose qui n’est pas vrai ». Et dans ce cas, « on ne va plus pouvoir faire confiance à ce qui est écrit ». Voilà bien le défi. La traversée des mots en funambule, alors même que nul n’est certain de la présence ou pas du fil sur lequel l’on est en train de marcher. Le stylo nous sert ou pas à progresser au-dessus du vide. Et l’on comprendra mieux sa présence (en tant que pouvoir) ou son absence (en tant que doute) dans le rapport au réel qui n’est que fiction, à moins que ce ne soit l’inverse.
« Écrire, c’est presque rien » – et dans ce « presque » coexistent toutes les impasses et toutes les possibilités de partir : « Avec mon stylo je pars quand je veux, je pars si je veux, je pars sans rien faire, tout simplement parce que j’ai mon stylo. » Sauf que sans son stylo – que sait-on de cette disparition ? –, il faudra s’attendre à quelque inquiétude : une « embrouille » dont le lecteur se laissera surprendre en vérité (« l’encre sympathique ne l’est pas tant que ça ») car ici pas question d’« écrire faux comme écrivent tous les écrivains ».
Pour en savoir plus sur ce livre qu’il est impératif d’acquérir (s’y sustenter dé-con-gestionne), j’ai demandé à celui qui me l’a offert de bien vouloir vous en dévoiler quelques aspects.
Quatre questions à Philippe Annocque
(qui m’a dédicacé ce livre « avec son stylo« )
MARTINE ROFFINELLA : Dans quel projet littéraire s’inscrit votre présent travail ? Que souhaitez-vous démontrer ou suggérer – ou encore éveiller ?
PHILIPPE ANNOCQUE : Démontrer, non (j’ai beaucoup de mal avec la démonstration dans les pratiques artistiques). Suggérer, éveiller, sans doute. Quoi ? Si je le savais vraiment moi-même, de manière explicite, sans doute n’écrirais-je pas. Seul ce qui se conçoit mal, pour antiphraser Boileau, mérite l’effort d’écrire. Mais il y a une direction, certainement. Je tends vers une forme plus radicale de la littérature (plus radicale que celle couramment pratiquée, par autrui comme par moi). De la fiction encore, mais avec le moins d’anecdote (de contenu anecdotique) possible. Partager mon incompréhension, mon inquiétude, ou plutôt, mettre des mots sur nos incompréhensions, sur votre inquiétude. Porter le regard sur ce qu’on ne regarde pas.
M. R. : À qui s’adresse le livre, plus précisément ? Revendiquez-vous une appartenance à tel ou tel courant d’écriture ? Ou une adhésion à des références ? Un hommage à des écrivains en particulier ? À moins qu’il ne s’agisse de piques ?
P. A. : C’est vrai qu’il s’adresse à un « vous », un vous souvent bousculé, traité sans ménagements par la voix que le livre donne à entendre. Le lecteur (le lecteur que je suis aussi) a la vie trop confortable, et bien sûr ce confort est une illusion. Il faut le lui dire, qu’il ne lit pas pour son confort ; il faut lui dire sur quoi il est assis. Je revendiquerais volontiers une totale indépendance à toute littérature si c’était possible ; j’ai toujours tenté (en sachant combien la chose est vaine et dérisoire) d’échapper à toute influence, y compris à la mienne ; c’est pourquoi mes livres se ressemblent (à première vue) si peu. En réalité évidemment « au fond » ils se ressemblent tous ; j’écris toujours le même livre et je ne peux que reconnaître l’influence majeure qu’a pu avoir sur mon travail la lecture des fictions de Beckett et de Kafka – notamment. Mais sinon, non : ni hommages ni piques.
M. R. : Au-delà de ce qui est dévoilé par les deux textes, et qui remet les pendules à l’heure quant à la singularité (et la vanité – pour ne pas dire la vacuité) de l’acte d’écrire à un détail près (le stylo avec ou sans), que signifie pour vous l’absence de nom d’auteur sur la couverture ?
P. A. : Avec mon stylo / Sans son stylo entend redonner à l’auteur la place qu’il mérite : aucune. Je ne crois pas à l’autorité de l’auteur. Il est juste ce par quoi passe quelque chose pour se muer en une voix audible. Il est agi, bien plus qu’acteur – et c’est à cette condition que la voix qu’il donne à entendre peut avoir quelque valeur. Il n’est lui-même qu’une personne, et il n’y a pas à singulariser l’individu dans une espèce qui en compte plusieurs milliards. L’air du temps est devenu celui de la personne ; on la révère, on la montre, on la nomme, on lui donne la parole (elle se révère, elle se montre, elle se nomme, elle se donne la parole). Le nom de l’auteur, sur la couverture ou à l’intérieur même du livre, c’est juste un mot en trop. Mais notre système marchand s’accorde mal avec son absence.
M. R. : « Mon stylo est votre vie, mon stylo est votre mort » est-il répété voire scandé. Pensez-vous que le véritable écrivain (celui qui a de l’encre dans son stylo – ou pas) soit au fond l’accoucheur et le faucheur du monde ? Qui est-il au XXIe siècle ?
P. A. : C’est la voix d’Avec mon stylo qui dit cela, qui est sans doute moins une voix d’écrivain que celle, empêchée, de Sans son stylo. Le pouvoir du « stylo » n’existe que dans son délire mégalomaniaque et obsessionnel. Le véritable écrivain, si jamais il existait, serait sans doute celui qui serait conscient qu’il n’y arrivera pas, et qui serait conscient qu’il ne sait même pas à quoi il n’arrivera pas.
Avec mon stylo / Sans son stylo est publié aux éditions Do.