Et si la clé pour nous adapter aux changements jugés liberticides était dans le non-agir (wou-wei) ? Et si le chemin (Tao) devait conduire chacun à faire « retour à sa racine » ?
Le sinologue et spécialiste du taoïsme Max Kaltenmark nous éclaire.
« Le bon chef de guerre n’est pas belliqueux ; le bon combattant n’est pas impétueux. Celui qui l’emporte le mieux sur l’ennemi est celui qui ne prend jamais l’offensive. »
La vertu de « non-violence » incarne une force qui permet de « s’égaler au ciel ». C’est l’attitude du wou-wei dont Lao tseu dit que « le souple et le faible l’emportent sur le dur et le fort », car, nous explique Kaltenmark, « la faiblesse, la non-résistance » sont « l’efficacité du Tao ».
Et de citer l’exemple de l’eau, « souple » en effet, qui « ne lutte jamais » mais vient à bout « du dur et du fort » : c’est « parce qu’elle ne lutte jamais qu’elle ne se trompe pas ».
Pourquoi est-ce si parlant de nos jours, alors que le Tao-tö-king, livre attribué à Lao tseu, daterait de plusieurs siècles avant Jésus-Christ ?
Peut-être en raison de la prédominance actuelle du moi-je-auto-centré, pourtant soumis au grégarisme, alors que précisément le Neit-tan, « hygiène spirituelle » du taoïsme, préconise une « élimination de tout ce qui, dans la conscience, n’est pas le Moi pur » – soit avec une « expulsion du moi social », afin que ne subsiste qu’un « moi cosmique, une conscience unifiée, globale et puissante, et non plus une poussière d’états de conscience dérisoires ».
C’est grâce au Vide – absence de désirs et de volition, mais aussi d’agressivité envers autrui – et au non-agir (wou-wei) qu’il est possible de « s’adapter » aux changements constants du monde.
Ce Vide qui nous fait si peur et que nous nous acharnons à combler pour échapper au désœuvrement est pourtant, tel le moyeu d’une roue, le contenant de l’énergie primordiale.
« Les trente rais d’une roue ont en commun un seul moyeu : or c’est là où il n’y a rien [dans le creux] que réside l’efficacité du char. On façonne l’argile en forme de vase : or c’est là où il n’y a rien que réside l’efficacité du vase. On perce des portes et des fenêtres pour se faire une maison : or c’est là où il n’y a rien que réside l’efficacité de la maison. »
Ainsi nous pensons jouir et tirer parti des choses sensibles (« le visible et le palpable : yeou »), mais c’est là où nous n’apercevons rien (« dans le vide : wou ») que « réside l’efficacité véritable ». Le Tao désigne à la fois « un art, une méthode et un pouvoir ».
Rappelons que les cycles du chaud et du froid, de la lumière et de l’ombre, s’expliquent « par le jeu alterné de deux principes sexués, le Yin et le Yang » (le premier – ombre, froid, féminité – invite « au repli, au repos, à la passivité » ; le second – lumière, chaleur, masculinité – incite « au déploiement des énergies, à l’activité, voire à l’agressivité ».
Le ciel est Yang ; la terre est Yin. Tout dans le monde est soumis à l’alternance, tout est changeant – de ce fait, impermanent : se conformer au rythme universel est la première étape (« s’adapter rituellement ou hygiéniquement » à l’alternance). Mais le taoïste entend en plus « échapper au déterminisme de la vie et de la mort en le transcendant » – et c’est justement ce que permet « le vide qu’il réalise en lui ».
Dans notre société où tout semble devoir être étiqueté puis rangé dans des cases, et où il faut absolument prendre parti, décider entre le vrai et le faux, condamner voire réécrire ce qui fut, glorifier d’autorité ce qui sera, le taoïste rappelle que toute valeur est aussi relative que les « notions de court et de long » : une affirmation quelle qu’elle soit appelle son contraire.
« Dans ce monde, chacun affirme que ce qui est beau est beau, par là est instituée la laideur ; et chacun affirme ce qui est bien, par là est institué le “pas bien” (…) “facile” et “difficile” se suscitent l’un l’autre ; (…) il n’y a un “avant » que si un “après” suit. »
Le point de vue du Tao permet ainsi aux contradictions de se réconcilier « en s’annulant », au moyen d’une technique spirituelle consistant à « immobiliser les facultés de l’âme à la façon d’une eau qui se congèle, les ramasser en un seul point ».
Car l’idée fondamentale du taoïsme est que le réel, un et multiple, « n’est autre chose qu’un principe vital tantôt ramassé en un point, tantôt dispersé à travers l’infinie variété des êtres chez qui il se diversifie en fonctions vitales particulières ».
L’ouvrage de Max Kaltenmark, magnifiquement illustré, remarquable de clarté et de précision, permet d’accéder à une vue complète de cette pensée et philosophie aux multiples facettes, y compris sur un plan écologique. Sa lecture agit comme un véritable apaisement.
Par les temps actuels, quel trésor !
Max Kaltenmark : Lao tseu et le taoïsme, éd. du Seuil, coll. « Maîtres spirituels ».