Pour son premier roman publié aux éditions Héliotrope/Noir, l’artiste et professeur Michael Blum réussit un joli coup. Tant sur le plan du style, jonglant entre humour acidulé et observation cocasse, que sur celui de l’histoire tragico-dystopique venant soulever un lièvre rarement coursé : quelle empreinte idéologique conservons-nous de nos ancêtres ? Allons plus loin et demandons-nous si nous sommes dans le même camp – victime, bourreau, délateur – que celui de nos ascendants, et quelle réaction découlera de cette connaissance, notamment dans le registre de la prédation, du racisme, de la haine et de la vengeance. Ces questions, Dan Katz, personnage principal de Domaine Lilium – « juif, gai [graphie francisée de : gay, N.d.A], de gauche, intellectuel, cosmopolite », non-sioniste et opposé aux entreprises coloniales de son pays de naissance, Israël, avec lequel il a rompu, le jugeant « autoritaire, violent, cinglé » –, n’était pas parti pour se les poser en tant que telles. Professeur à l’École d’art et d’architecture de l’Université McGill à Montréal (Québec ; Canada), Katz travaille à un projet de livre ayant trait à la cité de la Muette, à Drancy, près de Paris, qui est « le seul ensemble architectural classé pour des raisons tant architecturales qu’historiques ». D’un modernisme révolutionnaire dans les années 1930, la cité a connu des usages successifs qui font d’elle un cas unique : caserne de gendarmerie, camp d’internement pour les Juifs de France, et habitat social. Dan Katz organise donc un séjour en France pour analyser « de front » les deux aspects, architectural et historique, sachant qu’en ce lieu, « 100 000 hommes, femmes et enfants de religion ou d’ascendance juive ont été internés par l’occupant hitlérien puis déportés dans les camps d’extermination nazis où l’immense majorité a trouvé la mort ». Ce qui signifie que postérieurement à la guerre, les « locataires successifs » ont été « forcés de vivre dans l’antichambre de la solution finale », et de « cohabiter avec les cent mille fantômes qui se cachaient derrière chaque cloison et sous chaque dalle ». Au cours de ses recherches, Dan Katz fait une découverte stupéfiante : ses propres grands-parents, Joseph et Colette Katz, ont été internés au camp de Drancy. Pire encore : ils y ont été torturés, victimes de la dénonciation et de l’acharnement haineux d’un gendarme français, Henri Cannac. Alors qu’ils étaient considérés comme « non déportables » car issus « de vieille souche française », les grands-parents de Dan Katz ont péri assassinés d’atroce façon. Katz est pris de vertige alors qu’il a précisément loué une chambre chez un habitant de la cité de la Muette, à l’endroit même où son grand-père a été torturé et enfermé pendant un an, avant d’être déporté à Auschwitz. Et ce par la faute de ce gendarme, Henri Cannac, dont il entreprend de mieux connaître le parcours. Mais faut-il réellement répondre à cet « appel de la mémoire » et dans quel but, après « quatre-vingts ans de paix depuis la guerre » ? Curiosité morbide ? Inextinguible ressentiment ? L’auteur, Michael Blum, nous entraîne ici dans une réflexion singulière à propos de notre liberté d’être et de penser, enchaînés que nous sommes aux actes et idéologies de nos ancêtres. Cela va plus loin que la notion d’atavisme ; c’est de l’emprisonnement dans les vieux dictons : on se dit, en découvrant que les fils du gendarme Cannac, après avoir épousé la même profession que le père, ont aussi hérité de son racisme, que les chats ne font pas des chiens ou que la pomme n’est pas tombée loin de l’arbre. L’un est membre et candidat du Parti de la France ; l’autre adepte de groupes tels que « L’insurrection blanche » – des hommes « donnant l’image lisse et décomplexée d’une extrême droite moderne prête à prendre le pouvoir ». Et devinez quoi ? Le Parti de la France est dirigé par un Breton très âgé, nommé Le Guen (surnommé « le Menhir »), connu pour son « franc-parler, c’est-à-dire ses blagues racistes et ses sorties antisémites dans la presse ». Toute ressemblance avec un personnage existant ou ayant (en l’occurrence) existé serait naturellement fortuite. Mais passé le sourire entendu qui s’accroche à nos lèvres, surtout en lisant les délirantes mésaventures de Dan Katz à Saint-Brieuc, en quête d’éléments sur les agissements suspects de cette famille Cannac, arrive bientôt le doute. On se moque d’abord bien des plans de l’extrême droite française pour « recoloniser » [sic] le Canada avec des citoyens français « victimes du grand remplacement » et « étouffés » par « l’islamo-gauchisme ». Mais plus Dan Katz s’enfonce en amateur dans l’enquête, et plus ce qu’il découvre devient plausible – après tout n’a-t-il pas été question, par un président des États-Unis semblant avoir tous ses esprits, d’annexer le Canada ? La force de ce livre, Domaine Lilium, est là : de quoi d’abord se taper sur les cuisses puis, dans les traces de Dan Katz, nous ravalons notre ironie et finissons par nous dire que tout dans ce roman pourrait arriver ; si ce n’est déjà fait. Et c’est en sueur que nous en achevons la lecture – avec une seule conclusion possible : chapeau, Michael Blum ! (Mais pas merci pour l’insomnie.)
Martine Roffinella
Écrivaine-photographe.