Yves Navarre est entré dans mon existence par effraction, tel un coup d’amour impromptu, quand le prix Goncourt lui a été attribué pour « Le Jardin d’acclimatation » en 1980. Sujet brûlant, écriture sans pareille, sensibilité à la fois crue et poétique : tout me chamboula. C’est donc avec émotion que je vous présente ici les « Œuvres complètes » de ce grand écrivain, que les éditions H&O ont la riche idée de publier.
Je suis de la génération qui a connu Yves Navarre de son vivant et qui est tombée en amour pour cet écrivain dès les premières pages lues. Chaque livre qu’il publiait était attendu et réservé à l’avance chez ma libraire (parisienne à l’époque). Je n’en manquais pas un, tant la voix de Navarre m’était aussi fondamentale qu’indispensable : chaque ligne que je lisais de lui m’apportait à la fois un réconfort et suscitait mille questions, pour autant de réactions (indignation, adhésion, extase devant une phrase si originalement réussie, mélancolie, joie de ne plus être l’unique concernée par telle solitude ou telle plaie insoignable, etc.). Son écriture me soulevait – j’avais souvent la sensation intime que ce devait être cela, la résonance vraie, l’approche authentique du cœur même de l’émotion.
Inconditionnelle d’Yves Navarre j’étais – et sa disparition m’a laissée orpheline d’un ami qui n’a jamais soupçonné mon existence sans doute, mais avec qui je partageais beaucoup de mon handicap à vivre et à aimer. Quand j’ai su que les éditions H&O allaient publier ses Œuvres complètes, j’ai bondi de joie. Et ce premier opus couvrant les années 1971-1974 a comblé mes attentes.
D’abord, le lecteur se régalera de la remarquable introduction signée de Sylvie Lannegrand, qui « replace l’œuvre et l’auteur dans le contexte social et littéraire de l’époque » (dépénalisation de l’homosexualité, émergence de formes inédites d’écritures personnelles notamment). Yves Navarre, dans son « audace formelle » (n’hésitant pas à « disloquer la facture traditionnelle du roman ») et la « dimension autobiographique » de ses ouvrages, donne à entendre des « voix plurielles ou multiples », grâce à une « écriture de soi » qui précède ce qui sera plus tard nommé autofiction.
En écrivant sa vie, il ne « donne pas les clefs », mais les « découvre » : l’écriture est « mise au service de la vie, et inversement ». L’auteur parvient ainsi à « rendre compatibles l’histoire singulière et la résonance universelle, qualité de toutes les grandes œuvres », nous démontre Sylvie Lannegrand.
L’esthétique de Navarre, déployée par une « nature essentiellement poétique » (qui ne renie cependant pas le goût de la provocation), installe un rapport « quasi charnel au langage », où les sonorités jouent un rôle primordial. Lui-même parle d’une « écriture en murmure », où transparaît un indéniable « talent de conteur », et où l’influence du cinéma se fait également sentir (en particulier dans le recours aux plans et scènes « très visuels »).
Quant aux thématiques qui jalonnent l’œuvre de ce grand écrivain, on y trouve bien sûr celle de la filiation (« sans doute la plus importante »), mais aussi la transmission (qui « n’est pas sans rapport » avec l’homosexualité – et l’Introduction nous éclaire sur les prises de position de Navarre à ce sujet), sans oublier les « thèmes universels tels l’amour, la mort, la relation de couple, le sens de la politique, la difficulté à trouver sa voie ».
Les Œuvres complètes nous offrent la possibilité d’accéder à tous les écrits de Navarre (journal, autobiographie, correspondances, chroniques, romans, pièces de théâtre, poésies), en bénéficiant en plus des excellents commentaires de Philippe Leconte, lesquels nous renseignent très utilement sur l’environnement, le sens et la portée de chaque texte. Cerise sur le gâteau : dans cet opus qui couvre les années 1971-1974, deux inédits nous sont dévoilés (un roman et une pièce de théâtre).
Au total, un travail prodigieux – que les folles et fous de littérature ne manqueront sous aucun prétexte !
Quatre questions
aux acteurs du projet des Œuvres complètes
d’Yves Navarre
MARTINE ROFFINELLA : Qui a eu l’idée de ce projet d’Œuvres complètes ? Sur quoi s’est appuyée cette démarche ? Avez-vous senti un besoin de porter aux yeux du public les textes d’un auteur dont la singularité est plus que jamais précieuse ?
SYLVIE LANNEGRAND : L’idée de publier les Œuvres complètes d’Yves Navarre revient à Henri Dhellemmes, le directeur des éditions H&O. Henri avait déjà réédité plusieurs ouvrages de Navarre et publié des textes inédits. Aussi, ce projet peut être vu comme le prolongement d’une volonté de faire redécouvrir un auteur autrefois célèbre, puis oublié. L’œuvre de Navarre reste en effet pertinente aujourd’hui, car intemporelle par les questions qu’elle aborde, par la singularité d’une voix et par le caractère novateur de l’écriture. Ces Œuvres complètes sont aussi le fruit d’un projet collectif, puisque trois autres personnes y ont contribué : Karine Baudoin, Philippe Leconte et moi-même. Karine s’est occupée de la communication autour de ce premier volume ; j’ai signé l’introduction générale et les présentations, Philippe Leconte la biographie et les commentaires sur l’élaboration des textes et leur réception. Nous n’aurions sans doute pas entamé ce travail sans la création, au préalable, de l’association Les amis d’Yves Navarre, qui nous a permis de structurer notre démarche et de chercher puis de trouver des soutiens supplémentaires, financiers notamment. Ainsi, nous sommes heureux et honorés de compter sur le mécénat de la Fondation Khôra Institut de France pour le prochain volume !
M. R. : Quelles sont les difficultés auxquelles vous avez été confrontés dans cette vaste entreprise ? Y a-t-il eu des résistances ? Si oui de quelle nature ?
PHILIPPE LECONTE : Tout d’abord, il s’agissait d’un projet très ambitieux qui offrait non seulement un recueil de textes, mais aussi un appareil critique, un cahier photo et une biographie. Il reposait donc, en amont, sur un important travail de recherches et d’analyses. De ce point de vue, ce premier volume représente un gros investissement en temps de la part de toute l’équipe. Par ailleurs, nous voulions nous adresser à un vaste public : aux fidèles d’Yves Navarre, bien sûr, mais aussi aux nouveaux lecteurs qui souhaiteraient le découvrir. La façon dont l’ouvrage est conçu devrait satisfaire et les uns et les autres, puisqu’il contient de nouveaux textes, des analyses et des informations inédites, mais aussi des repères pour situer Navarre et son œuvre. Telle était, probablement, la difficulté principale : intéresser un public divers. Les chercheurs y trouveront aussi matière à études et à réflexion, puisque les commentaires contiennent de nombreuses informations inédites dont des passages du journal personnel de l’auteur. À ce sujet, il faut souligner la chance que nous avons de bénéficier du soutien indéfectible des ayants droit. Les éditions H&O ont aussi obtenu l’aide financière du CNL et de la Région Occitanie, essentielle pour la publication de ce premier volume. Les fidèles d’Yves Navarre ont répondu présent à l’opération de financement participatif que notre association a lancée l’an dernier. L’équipe n’a donc rencontré aucune des difficultés qui rendent parfois, et même souvent, difficile la réalisation d’un projet de cette envergure.
M. R. : Comment avez-vous procédé pour réaliser ce magnifique ouvrage de plus de 1300 pages ? Quelles ont été vos méthodes de travail et l’approche retenues pour présenter les textes ?
HENRI DHELLEMMES : C’est vrai qu’il s’agit d’un très gros volume. La taille des caractères y est pour quelque chose : je souhaitais que l’ouvrage soit agréable à lire, tout autant qu’à regarder et à tenir. Et bien sûr, le cahier photo et l’ensemble des textes de présentation et d’analyse ajoutent un nombre considérable de pages aux sept textes ou ensembles de textes que contient le volume. Pour renforcer la singularité de l’ouvrage, j’ai demandé à l’imprimeur spécialiste des beaux livres un jaspage bleu roi, du même bleu que l’encre qui coulait du stylo plume d’Yves Navarre… Quant à la méthode retenue, elle a reposé avant tout sur une étroite collaboration entre les divers membres de l’équipe : il s’agissait d’avancer de concert, de lire, relire, adapter, modifier, corriger, éviter les redites. L’approche adoptée a cherché à contextualiser et à éclairer. Les présentations identifient les lignes de force et les thématiques de chaque texte, qu’elles replacent dans l’œuvre de l’auteur. Les commentaires offrent une perspective différente et complémentaire : ils apportent des détails précieux sur la façon dont les textes ont été écrits, puis accueillis par la critique lors de la parution des ouvrages.
M. R. : En quoi et pourquoi Yves Navarre vous semble-t-il urgent à faire découvrir ou redécouvrir dans notre société actuelle, et ce 25 ans après sa mort ?
KARINE BAUDOIN : À la lecture de beaucoup des textes d’Yves Navarre, on a du mal à croire que ceux-ci ont été écrits il y a 30, 40 ou 50 ans. Cela est dû, sans doute, à l’intemporalité des questions abordées, mais aussi à une manière d’écrire à nulle autre pareille, à un style et à un ton versatiles, et à une puissance du verbe qui font que le lecteur se sent « happé », emporté dans un tourbillon de sentiments. L’indifférence n’est pas de mise avec Navarre. Les écrits des années 1970 qui figurent dans ce volume nous font découvrir les diverses facettes de son talent d’écrivain à travers des romans, des poèmes et des pièces de théâtre. Quel que soit le genre choisi, l’enjeu de l’écriture est palpable : modeler le langage, le genre littéraire et le ton, non pas pour divertir mais pour soulever les grandes questions auxquelles nous sommes toutes et tous confrontés : l’amour, la mort, le bonheur impossible, les conflits familiaux, la difficulté à trouver sa voie, le désir de rencontre. L’émotion est toujours au rendez-vous.
Yves Navarre – Œuvres complètes 1971-1974, H & O éditions, 1 360 pages, 42 euros. Association Les amis d’Yves Navarre • amis-yvesnavarre.org • Mèl : contact[@]amis-yvesnavarre.org • Twitter : @AmisYvesNavarre
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