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Par les sentiers d’Ingeborg Bachmann

À chacun son lac intérieur et sans doute à chacun ses monstres, plus ou moins visibles, tapis là tout au fond et/ou effrontément sujets aux apparitions inopinées. Nos vies, simultanément précieuses et insignifiantes, sont – pour cette raison même – autant de voyages en absurdies, autant de sentiers chimériques où pourtant nous nous embourbons. À moins, suivant l’injonction de l’époque à nier tout ce qui peut accidentellement arriver, de nous y dresser la crête droite, à l’instar du héros sûr de vaincre l’incertitude jusqu’à son paroxysme nommé mort.
Dans Trois sentiers vers le lac, Ingeborg Bachmann, que j’ai découverte grâce à Marianne Vourch[1] sur France Musique, nous rapproche de notre insondabilité sans qu’il soit douloureux de nous y pencher. Elle ne recherche pas l’effet miroir mais suscite plutôt un éclair de conscience, une sorte d’éclat de vérité qui par ricochet nous propulse vers l’instant précis, la phrase-clé, un silence, peut-être, qui nous auront fait choisir tel sentier plutôt qu’un autre – alors que tous, en réalité, conduisent au même lac : la solitude d’être soi.

Par le biais de cinq nouvelles impossibles à lâcher où toute ressemblance avec nos déraillements n’est certes pas fortuite, nous rencontrons cinq femmes aux prises avec leur liberté d’être – dans ce qu’elle évidemment contient d’illusoire, car « quand elle arrive, elle dure à peine un jour et c’est un malentendu ». L’une est interprète « immergée dans les phrases d’autrui » et doit veiller à ne pas « se trouver un jour ensevelie sous [d]es masses de mots ». De palais des congrès en halls d’hôtels, s’égrène la « routine » de ses relations solitaires avec les hommes (et « leurs problèmes importants ») qui sont « soit mariés et bouffis et ivres, soit, par hasard, minces et mariés et ivres, ou bien très gentils et complètement névrosés ». Il y a ensuite Béatrix, dont le premier mot préféré est : « atroce » (et le second : « fardeau »), définie comme une « demi-vierge » (ce qui lui convient car elle est « au moins une moitié de quelque chose ») et qui s’auto-aime lors de séances chez le coiffeur : « Je suis amoureuse, je suis amoureuse de moi pour de bon, je suis un amour ! » Nous rencontrons aussi Miranda, qui refuse de mettre ses lunettes car l’« émanation globale » de la laideur lui fait venir « les larmes aux yeux ».
Ces femmes, nous les avons toutes rencontrées un jour. Elles nous ont intrigués sans nous inquiéter, et c’est un tort, car nous aurions dû prêter une oreille plus attentive à cette Mme Jordan, dont l’appartement est d’une « propreté méticuleuse » mais où flotte « une légère odeur de vieille » qui fait fuir son fils – ce fils dont elle a peur. Et que dire d’Elisabeth, photographe et journaliste de guerre pour un magazine renommé, qui « travaille tant et tellement bien » à la restitution au grand public d’une « réalité falsifiée », et qui, en visite chez son père, lui lance au milieu du lac où ils nagent tous deux : « Daddy, I love you » – et lui de demander : « Qu’est-ce que tu as dit ? – « Rien, j’ai froid. » Ne nous ressemble-t-elle pas un peu, celle à qui « quelque chose peut arriver » mais à qui « il ne doit rien arriver » ?
Trois sentiers vers le lac ne se laisse pas résumer ni contenir dans la moindre description. Il faut s’y aventurer à mains nues – se griffer au génie d’Ingeborg Bachmann qui pique à chaque page sans accepter la moindre domestication. Et tant mieux. Car c’est une chance de pouvoir nous confronter à nos migrations de toutes sortes, à nos fuites ou à nos replis intérieurs, à l’absence, au fond, de toute incohérence dans le tracé de notre Destinée et qui n’est que la somme de nos isolements pluriels. Dans le lac de nos exils, Bachmann nous apprend à côtoyer ce monstre aux mille visages qu’est l’abandon. En la lisant plutôt deux fois qu’une, peut-être découvrirons-nous, touchés à l’âme, qu’il est la face B de notre désir d’amour.

Martine Roffinella
Écrivaine-photographe ; prête-plume.

Trois sentiers vers le lac, nouvelles traduites de l’allemand par Hélène Belletto, éditions Actes Sud/Babel.


[1] « Ingeborg Bachmann, le sourire du sphinx ». Lien : https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/histoires-de-musique/ingeborg-bachmann-le-sourire-du-sphinx-3305175