Une revue littéraire, c’est quelque chose de spécial. Qui procure une émotion elle aussi spéciale – que l’on y participe en y publiant un texte ou que l’on soit celle ou celui qui guette avec gourmandise la sortie de chaque numéro comme un événement privilégié. À ce titre, je me souviens de ma fierté mêlée d’exaltation lorsque j’ai eu la chance de voir l’un de mes écrits publié dans la mythique revue Caravanes, menée à cette époque par les emblématiques Jean-Pierre Sicre et André Velter. Plus récemment, je me suis sentie infiniment honorée d’être sollicitée par Didier Morin pour un texte destiné à la revue Mettray. L’esprit d’une revue littéraire n’est pas celui d’une maison d’édition. S’il relève d’une sorte de gisement commun, qui n’implique cependant pas l’édiction de règles et encore moins d’interdits, il ne tient pas non plus du club ou de la ligue fraternelle unie par la devise du tous-pour-un-et-un-pour-tous. Non, une revue littéraire n’est pas un lieu où l’on viendra se rassurer dans un climat de franche camaraderie. On la lit pour s’aventurer ailleurs et y rencontrer des gens de là-bas ; on y publie pour écrire ailleurs et y rejoindre d’autres artistes de là-bas.
Cette attitude très à part vis-à-vis de la littérature, mais également de l’art ou de la politique (ce qui va de soi), méritait bien une mise en lumière sur le blog Sous le pavé la plume. Et ce coup de projecteur, j’ai voulu le placer sur Les Cahiers de Tinbad, qui appellent votre attention à plus d’un titre.
Pour vous permettre de vous faire une idée, j’ai demandé à Guillaume Basquin, co-fondateur et directeur de publication des Cahiers de Tinbad, de venir ici raconter comment a débuté cette aventure et ce qu’elle a occasionné comme moments forts. Un délice acidulé qui ne se refuse pas, et dont je vous propose de vous régaler dès à présent.
Les Cahiers de Tinbad
Par Guillaume Basquin
directeur de la publication
PROLÉGOMÈNES
Totalement autodidacte en art et en littérature, j’ai été entièrement formé par les revues (dans l’ordre de mes découvertes et lectures régulières : Les Cahiers du cinéma, artpress, L’Infini, Trafic), et j’estime que c’est la meilleure université possible – et de loin. Pour l’anecdote, j’ai même découvert un écrivain que je considère comme suffisamment majeur pour lui avoir consacré un essai entier (chez Honoré Champion éditions, en 2016), Jean-Jacques Schuhl, sur un simple extrait de son chef-d’œuvre, Ingrid Caven, publié en avant-première dans la revue de feu Philippe Sollers, L’Infini. De plus, j’ai toujours su que les revues littéraires avaient joué un rôle majeur dans la publication des textes les plus radicaux de notre culture, et, lorsque je cherchais à faire publier mes propres textes inédits, nombreux à l’époque, j’ai écrit cette tribune dans un « blog Mediapart » que je tenais à l’époque, à laquelle je n’ai rien à ajouter ou retrancher, et dont je donne le lien ici : Éditeurs ? disent-ils (lire également sur la plateforme d-fiction).
LA GENÈSE
Les Cahiers de Tinbad ont été fondés en 2016, en même temps que notre maison d’édition, Tinbad, tant il nous paraissait naturel et important d’avoir une revue littéraire à la fois comme laboratoire des écritures singulières que nous voulions publier et comme lieu possible de défense (voire d’autodéfense) des livres publiés, en cas de besoin. Notre modèle spontané fut feue la revue de Philippe Sollers, L’Infini, qui accompagnait sa collection de livres au titre éponyme chez Gallimard, car j’avais remarqué, en ayant été un lecteur assidu, que la revue permettait de sauver, au sens benjaminien, des textes critiques ou des interviews avec des auteurs-maisons dispersés dans divers journaux et revues, c’est-à-dire de leur donner une dignité de l’imprimé en revue de format livre. La politique éditoriale a toujours été celle-ci : c’est mieux si un texte-critique sur un livre Tinbad est publié ailleurs ; mais s’il est refusé partout, souvent pour des raisons matérielles (textes trop longs, ou trop complexes, chroniques d’écrivains n’ayant pas de lieu pour publier), alors on l’imprime, pour le sauver ! Ainsi, et par exemple, dans le numéro 1, j’avais un long texte sur l’œuvre littéraire de Catherine Millet, Sainte Catherine des cours de récréation, que je n’arrivais pas à faire publier tel quel, de par sa longueur (13 pages de revue).
Dans ce même numéro, on trouvait déjà un extrait d’un livre alors en cours de production, de Cyril Huot, Le spectre de Thomas Bernhard : la revue fut tout de suite un laboratoire des publications de la maison d’édition. On remarque une très forte présence du cinéma dans ce numéro inaugural : c’est que j’avais fondé la revue avec l’aide de Jean Durançon, essayiste sur le cinéma (mais pas que, puisqu’il avait aussi écrit un essai remarqué en son temps sur Georges Bataille) qui avait lui-même animé une remarquable revue de cinéma, Caméra/Stylo, de 1981 à 1989. Les connaisseurs remarqueront que seul le cinéma argentique projeté en argentique y est célébré… et ce jusqu’à aujourd’hui dans notre dernier numéro (17 – dossier sur le laboratoire argentique d’artistes partagé, L’Abominable, complété d’un entretien avec son co-fondateur, Nicolas Rey).
De plus, on a toujours voulu maintenir un équilibre entre critique, essai, théorie, philosophie et poésie (ou textes de création) : une revue exclusivement de poésie étant beaucoup trop sucrée à notre goût (idée qu’on partage avec l’écrivain polonais Gombrowicz), et in fine ennuyeuse. De fait, je veille à publier dans la revue un ensemble équilibré et interdisciplinaire tel que je voudrais le trouver si je devais acheter une revue en librairie : que ça communique entre les arts et bouge énormément comme dans les utopiques années 70.
Je note rétrospectivement que dès ce premier numéro j’ai donné leur chance à de très jeunes auteurs qui n’avaient jamais publié en revue imprimée (Fabrice Pastre, Ordener, Blandine Bacconnet et Anton Ljuvjine).
LES RENCONTRES MARQUANTES
Parfois, des extraits d’œuvres publiés dans la revue ont donné naissance à des livres complets chez Tinbad ; ainsi Fétus de Tristan Felix (n°2) est devenu un livre (Observatoire des extraits du vivant), plusieurs textes d’Éric Rondepierre, dont Fiction discrète (n°1), ont été intégrés dans un livre (Double feinte), le texte de Christophe Esnault publié dans le n°1, La horde acéphale, a été intégré à son opus magnum Mordre l’essentiel, les prenssées de Mathias Richard apparaissent dans son recueil À travers tout, etc., etc. ; d’autres fois, les auteurs ont été perdus de vue à jamais (dommage pour eux…). Ma plus grande satisfaction est d’avoir publié des bonnes feuilles de textes en cours d’écriture qui ont pu devenir des livres chez d’autres éditeurs : ainsi Aphamères d’Anne Peslier (n°4), Au milieu de la figure de Lionel Fondeville (n°4 également), Entre de Philippe Jaffeux (n°3), ou encore les Manifestes pour une politique de la modernité d’Arnaud Le Vac (sur plusieurs numéros).
Je suis particulièrement « fier » d’avoir publié un extrait du Journal de Marc Pierret dans le n°3, qui donna lieu à une lecture publique dans la librairie Tropiques à Paris 14e, qu’on pourra réécouter en suivant ce lien : Marc Pierret chez Tinbad. C’est l’un des meilleurs textes publiés dans la revue, à mon avis.
Dans ce même numéro, lors d’une présentation de mon propre ouvrage dit (L)ivre de papier aux « Mardis littéraires de Jean-Lou Guérin », au Café de la Mairie de Paris 6e, j’ai eu la très bonne surprise de voir mon livre présenté par la poétesse Murielle Compère-Demarcy, Pasodoble d’enfer ; j’ai repris son intervention dans ce même numéro 3 pour la sauver : c’était « ça » ou la disparition dans l’enfer du néant et de l’oubli… Idem avec le très beau texte (À propos de (L)ivre de papier) du premier auteur de la maison d’édition avec Jacques Henric, Cyril Huot, prononcé en public quelques semaines plus tôt à l’Espace de l’Autre Livre à Paris 5e. Toutes ces lectures publiques furent surtout l’occasion de très belles rencontres entre auteurs d’une même revue, avec moult échanges, etc. Comme sur l’image ci-après, avec Tristan Felix à la Halle Saint-Pierre, lors d’une lecture à deux voix de mon (L)ivre de papier.
Ou encore ci-dessous avec Jean Durançon et Bernard Sarrut (auteur de Lettres à l’inconnu(e), 2016) à l’Espace de l’Autre Livre.
Suite à la défection de Jean Durançon, qui avait déclaré vouloir prendre du recul par rapport à la revue, c’est son ami compositeur, musicien et écrivain Dominique Preschez qui prit la relève du poste de secrétaire de rédaction à compter du numéro 8, avec un extrait de son roman inouï Leçon de Ténèbres.
Sa mort soudaine, en avril 2021, d’une « hépatite foudroyante », peu de temps après avoir été « vacciné » contre le Covid-19 comme « personne à risque » (c’est moi qui prends ici le risque de cette hypothèse crédible dont personne ne semble s’inquiéter… dans un déni collectif généralisé), a failli sonner le glas de la revue, tant il m’a manqué alors, et continue de me manquer encore (les rencontres attirent moins de monde, depuis qu’il n’est plus là ; car il était un fédérateur d’hommes et de volontés). Toutefois, je n’ai pas pu me résoudre à arrêter la revue, jusqu’à aujourd’hui, bien qu’elle n’ait pas assez d’abonnés pour être économiquement viable (avis aux bonnes volontés…).
POUR CONTINUER LA PUBLICATION DE LA REVUE
Devant ces nouvelles difficultés économiques pour la revue, que je continue seul faute d’investisseurs sérieux, on a décidé, à rebours de l’éditorial du n°1, de faire des numéros thématiques, avec un thème principal par numéro, pour attirer les lecteurs et la bonne volonté des libraires : Céline dans les numéros 7 et 15, Pierre Guyotat dans le n°8, Shakespeare dans le n°10, Sollers dans le n°16, etc. Aux grands écrivains morts, la patrie et les revues reconnaissantes !…
LE TRAVAIL AVEC LES CONTRIBUTEURS
J’ai toutefois vite remarqué que les textes commandés pour un dossier sont souvent parmi les moins bons des divers sommaires, car nullement écrits sous la contrainte intérieure… En effet, et comme le disait l’immense Georges Bataille : « Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint ? » Tant pis, on continue avec ces petits dossiers dans chaque numéro, en espérant trouver une petite place sur les étalages des librairies, tout en faisant confiance au hasard et aux rencontres. Jamais le dossier ne dépasse le tiers de la revue ; le reste résulte des textes reçus ; et c’est ainsi, dans le n°17, que Daniel Cabanis fait son entrée au sommaire de la revue avec son drolatique et excellent Nécessaire à conversation. En bref, si on reçoit par la Poste ou par courriel un texte du nouveau Rimbaud ou du nouveau Lautréamont, forcément inconnus au moment où ça se produit et arrive, on les publie !… Je n’oublie pas, régulièrement, de donner à relire des textes historiques et/ou classiques trop méconnus et trop peu lus ; ainsi Mea culpa de Céline dans le n°7, Le cabanon de Prométhée de Léon Bloy dans le n°6, Contre la poésie de Gombrowicz dans le n°7, Ten Best Books de Powys dans le n°17, etc., avec toujours mon/ce beau souci fixe : construire une revue telle que j’en voudrais acheter et lire…
Parfois, avec l’aide d’anciens contributeurs des revues que je lisais jeune homme, Tel Quel et L’Infini, j’arrive à avoir des traductions inédites de textes d’auteurs historiques : ainsi Pyramides de Melville traduit par Claude Minière dans le n°17, ou La reprise perdue de Fitzgerald traduit par Pierre Guglielmina (n°14). C’est une très grande satisfaction.
Indubitablement, le malheur des uns faisant souvent le bonheur des autres, j’ai « récupéré » beaucoup d’auteurs « L’Infini » suite à la perte de vitesse de cette revue, puis à son arrêt après le décès de Sollers : Claude Minière, Thomas A. Ravier, Pierre Guglielmina, etc.
NOS URGENCES LITTÉRAIRES ET POLITIQUES
En 2022, pour le n°12, dans l’urgence politique face à la désastreuse gestion politique du Covid-19, le sous-titre de la revue a changé, devenant « LITTÉRATURE / ART / POLITIQUE », alors que jusqu’au n°12, il était « LITTÉRATURE / ART. » – et j’insiste sur ce point que j’avais emprunté à la revue de cinéma Trafic : « REVUE DE CINÉMA. » Je savais d’après un entretien avec le cofondateur de cette revue, Jean-Claude Biette, que ce point signifiait qu’il s’agissait d’une revue de cinéma point final : pas d’ouverture vers la sociologie, la politique, ou les autres arts, et sauf si on avait affaire à des textes d’écrivains ou de philosophes directement en rapport avec ou précurseurs du cinématographe. Au contraire, pour nous, il s’agissait alors de dépasser la simple revue littéraire, et de devenir une revue de combat politique, moral et éthique contre toutes les abjections : 1/ je savais par l’entremise de Jacques Henric, directeur des pages littéraires de la revue artpress, qu’aucune revue n’a jamais compté sans mener de combat (littéraire ou pas) ; 2/ que les seules revues à s’indigner des zoos humains lors de l’Exposition coloniale à Vincennes en 1931 furent les revues surréalistes. Il s’agissait donc de prendre le relais de ces glorieux prédécesseurs… Et on a eu la chance d’avoir des contributions historiques de grands philosophes comme Giorgio Agamben (n°12 et 13) et Mehdi Belhaj Kacem (n°14). Puissions-nous alors reposer, dans plusieurs décennies, dans les bonnes bibliothèques et dans les manuels d’Histoire…
Un grand merci à Guillaume Basquin pour cette précieuse contribution au blog Sous le pavé la plume.
Pour en savoir plus sur Les Cahiers de Tinbad
> Visiter le site de la revue : https://www.editionstinbad.com/revue-librairies
> S’abonner à la revue : https://www.editionstinbad.com/_files/ugd/96c943_3d331724c47b46b894654a60bd8fdb5c.pdf
> Commander en librairie : https://www.lalibrairie.com/livres/les-cahiers-de-tinbad-n–17_0-11774620_9791096415717.html