Agatha n’avait plus croisé ma route depuis pas mal d’années, et encore moins dans cette édition du Club des Masques [« LES Maîtres du roman Policier, de l’Aventure et du Mystère », majuscules à la clé !] qui date de 1978 et m’a fait – c’est cocasse ! – l’effet d’une madeleine de Proust. Cette collection, dont je possédais un nombre incalculable de volumes, m’a accompagnée pendant toute mon adolescence – et je m’en suis séparée à regret, n’ayant pu la loger dans ma Deux-Chevaux (verte) en 1982, lorsque j’ai quitté le giron familial hyérois pour Paris.
Sourire amusé, donc, en découvrant dans une boîte à livres Le Crime de l’Orient-Express, aux pages délicieusement jaunies mais intactes de toute relecture ou réinterprétation sujette à polémique [note pour après ma mort : brûlez mes livres plutôt que d’en corriger les passages « offensants »]. Un Poirot « dans son jus » – vous me pardonnerez ce jeu de mots un brin potache – que j’ai aussitôt eu envie de retrouver. Au temps des technologies pointues et autres preuves ADN, que me procurerait donc l’atmosphère de ce huis clos dans l’Orient-Express bloqué par la neige, où un crime a été commis ?
Comme jadis j’ai été, dès les premières pages, et bien que connaissant l’issue de l’affaire, subrepticement captée par cette atmosphère si spécifique qui fait le génie d’Agatha Christie, où chaque tableau semble être accroché à la bonne place – à un ou deux détails près. Lesquels justement nous échappent (quelque chose cloche mais quoi ?) et expliquent que nous soyons, néophytes ou experts, pris en otages par le texte jusqu’au jouissif agacement. La personnalité atypique d’Hercule Poirot, flanqué de ses devenues mythiques moustaches (dont il prend soin grâce à « un petit réchaud à alcool et un fer à friser »), compte pour beaucoup, cela va de soi. Mais à la relecture de cette célèbre intrigue, c’est davantage aux personnages qui l’environnent – les fameux « douze » censés ne pas se connaître – que je me suis intéressée, car ils sont extrêmement goûteux, si j’ose dire, surtout quand ils surjouent leur rôle.
Ainsi la princesse Dragomiroff, d’une « laideur distinguée », et sa « petite figure de crapaud » qui, à l’instar de ce batracien, possède des yeux « sombres et brillants comme deux diamants noirs » reflétant « une énergie latente et une intelligence supérieure ». Il y a aussi la « dame américaine » nommée Hubbard, dont la voix prend « des accents tragiques » (détail crucial), une Suédoise, Greta Ohlsson, « au chignon jaunâtre et au profil de mouton », ou encore ce « gros Italien bronzé qui se curait les dents avec satisfaction » et cet autre homme qui porte « un costume de cheviote venu directement de Londres », mais qui n’est pourtant pas un Anglais : « La forme de sa tête et de ses épaules suffit pour renseigner Poirot sur ce point. » Sans oublier bien sûr le futur mort, Ratchett, dont la « tête ne revient pas » à Poirot, lequel ne se gêne pas pour le lui dire avant son assassinat.
Agatha Christie, par les détails qu’elle nous confie sur chaque personnage, nous donne en partie les moyens de résoudre l’énigme. Mais dans le même temps, c’est Poirot qui nous monopolise, et nous comptons sur lui pour nous sortir du labyrinthe où sa créatrice nous a placés. Cet habile procédé nous permet de stimuler nos méninges en posant le livre de temps à autre pour tout récapituler mentalement : quel miracle de se passer de Google et de tester les vraies capacités de notre mémoire !
Venons-en à ce qui m’a le plus réjouie, car d’une bien curieuse actualité : la prétendue « classification » des différents peuples, que Poirot – ce héros moderne – met carrément à mal à l’issue de son raisonnement.
À cette époque, et en l’absence de réseaux sociaux (ce qui, on le voit, ne change pas grand-chose), dans un mélange de rumeurs infondées et de préjugés, l’Italien, ce « fieffé menteur », frappe forcément son ennemi « à coups de poignard ». C’est sa marque de fabrique. Alors que l’Anglo-Saxon, lui, fait preuve d’une « froide préméditation » et « d’une indifférence à toute épreuve ». Quant au « bandit américain », il « tue avec son revolver » – « l’Amérique… ce pays du progrès », est-il remarqué non sans quelque ironie sous-jacente de Dame Agatha.
Nous apprenons aussi, toujours selon cette même hiérarchie en vigueur, que « la jeune fille belge ou française surpasse en charme et en finesse celle des autres nations ». Ou encore qu’un « mouchoir de luxe » ne peut appartenir qu’à une Américaine, car « les Yankees, tout le monde le sait, ne regardent pas à la dépense ».
Eh bien ! la résolution de l’énigme anéantira tous ces préjugés – et en cela, Hercule Poirot, si aisément présenté comme une sorte de conservateur pétri de bonnes manières, est d’un modernisme plutôt surprenant. Nul doute qu’il démonterait avec brio la fameuse affirmation émanant d’un ex-futur président des États-Unis, selon laquelle dans la ville de Springfield (État de l’Ohio), les migrants haïtiens mangeraient les chiens et les chats des honorables habitants.
Autant de raisons de lire et relire Agatha Christie, visionnaire sur bien des plans, et qui, par son extrême clairvoyance sur la nature humaine, nous permettra sans aucun doute de reprendre le temps de penser. Et il faut bien avouer – comble du paradoxe – que c’est urgent.
Martine Roffinella
Écrivaine-photographe
Le Crime de l’Orient-Express, d’Agatha Christie, dans une traduction de l’anglais signée Louis Postif, est ici publié par Le Club des Masques, édition du 2e trimestre 1978.
Merci pour cette plongée intelligente (naturelle!) dans le monde vu par Agatha Christie et son Poirot aux belles moustaches.
Relire c’est savourer.
Le monde d’Agatha Christie est indémodable, car il n’a pas d’Age, les caractères des protagonistes sont universels et intemporels.
C’est sans doute l’une des raisons de la pérennité, et du coté inégalé de son œuvre