Le hasard, qui de notoriété publique n’existe pas (à moins que lui seul n’existe sous le nom de coïncidence), m’a conduite à relire Bakounine, anarchiste revendiqué – et en particulier un petit ouvrage joliment publié par la maison L’Altiplano : Dieu et l’État. Juste avant Noël, que comme il se doit je ne fêterai pas, avouons que l’affaire est cocasse ! Voyons voyons, me dis-je, ce que me réservent ces retrouvailles avec ce vieil ami délaissé depuis le bac philo, essentiellement parce qu’il détestait mon chouchou Jean-Jacques Rousseau, jugé par lui comme étant un « homme fatal » doté de l’esprit « le plus faux ». Jugez plutôt : c’est « le vrai type de l’étroitesse et de la mesquinerie ombrageuse, de l’exaltation sans autre objet que sa propre personne [en y réfléchissant, c’est peut-être ce qui me plaisait chez Rousseau], de l’enthousiasme à froid, et de l’hypocrisie à la fois sentimentale et implacable, du mensonge de l’idéalisme moderne ». Vlan ! Emballez, c’est pesé pour J.-J. R. ! Mais donc, au-delà de cette mise en boîte visant aussi Chateaubriand, Lamartine ou Victor Hugo [pour VH je plussoie] – cette « cohorte » d’esprits « maigres et pâles » –, qu’avait à me dire ce cher Bakounine en cette fin d’année 2024 – était-il seulement audible ?
Eh bien ! j’eus vite fait d’être absorbée par cette lecture, pour ne pas dire enthousiasmée par sa pertinence à plus d’un titre. Passons rapidement (quoique) sur l’appréciation globale que porte Bakounine sur toutes les religions qui selon lui « abêtissent et corrompent les peuples », tuant en eux la raison et les réduisant à « l’imbécillité », condition même de l’esclavage. Les religions « étouffent dans le cœur des peuples tout sentiment de fraternité humaine, en le remplissant de cruauté ». Seuls les « coquins triomphants » en tirent leur profit et ma foi [sic], quand on voit ce qu’impose aux femmes le régime des talibans, c’est plutôt d’actualité, non ?
Quant à la nécessité pour ces religions d’exister, Bakounine l’attribue à la « fantaisie crédule » de l’homme primitif, non encore parvenu « au plein développement et à la pleine possession » de ses possibilités cognitives. Une sorte de « mirage », en somme, où nos très lointains ancêtres retrouvaient leur « propre image, mais agrandie et inversée, c’est-à-dire divinisée ». Qu’il s’agisse de force ou de qualités comme de défauts découverts en eux-mêmes, ils les conféraient ensuite à leurs dieux – « après les avoir exagérés, élargis outre mesure, comme le font ordinairement les enfants ». De fil en aiguille, le ciel s’est ainsi « enrichi des dépouilles de la terre », et la divinité est devenue « la cause, la raison, l’arbitre » en toute chose. Elle incarne désormais tout, tandis que l’homme, son créateur, « après l’avoir tirée du néant à son insu », se comporte comme son esclave, à genoux devant elle.
Ce raisonnement, appliqué à nos dieux actuels (l’argent, la notoriété), a de quoi nous inquiéter : que cherchons-nous (et je m’inclus dans le lot) en projetant notre image sur les réseaux sociaux ? En nous « divinisant », n’enrichissons-nous pas la Toile des dépouilles de notre ego devant lesquelles il faudra ensuite nous agenouiller, pétris de peur que nous sommes par l’image exagérée, élargie outre mesure, que nous renvoyons ?
Bakounine fait mouche – un point pour lui !
Mais le bien-fondé de certaines de ses remarques, pourtant publiées pour la première fois, à titre posthume, en 1882, touche à une autre forme de déification possible : celle de la science. Bakounine affirme que confier le pouvoir à « une académie savante composée de représentants les plus illustres de la science » serait une « monstruosité » et « condamnerait la société aussi bien que les individus à souffrir le martyre ». Laissez-lui une puissance souveraine, et elle sera bientôt gagnée par la corruption morale et intellectuelle : « Un corps scientifique, auquel on aurait confié le gouvernement de la société, finirait bientôt par ne plus s’occuper du tout de science », vite gangrené par les privilèges qui en découlent, synonymes de dépravations et d’injustices.
La prise de pouvoir par les scientifiques et autres toubibs chevronnés, cela ne vous évoque-t-il rien ? La facilité déconcertante avec laquelle, ici et partout dans le monde, ce « corps scientifique » a privé de liberté des millions de personnes… Leur grand-messe déversée ad nauseam sur tous les plateaux de télévision… Le discours de certains allant jusqu’à exiger que les mauvais citoyens ne soient plus soignés à l’hôpital… L’esprit de délation et la chasse aux pestiférés qu’ils mirent si brillamment en œuvre en maniant la peur mieux qu’une arme nucléaire…
Bakounine avait diablement raison : une société sous le joug d’une académie scientifique n’est plus faite d’hommes, « mais de brutes ».
Bon, très bien, mais alors quel espoir pour 2025 qui se profile ? Bakounine a-t-il un peu de rêve à nous céder ?
Figurez-vous que oui ! Bakounine glorifie en effet la vie – « la vie toute fugitive et passagère, mais aussi toute palpitante de réalité et d’individualité, de sensibilité, de souffrances, de joies, d’aspirations, de besoins et de passions ». La vie seule qui, « spontanément, crée les choses et les êtres réels ». Et dans cette notion, il inclut l’art, qui est pour lui « le retour de l’abstraction à la vie ». La vie enfin qui se joue des jougs et qui, au lieu de se chercher des dieux condamnant l’homme à l’animalité éternelle – donc à l’esclavage –, doit passer par la « négation [de son] point de départ » (précisément l’animalité) pour se développer : construire son humanité.
Mais en fait, cela tombe sous le sens – et bon sang qu’est-ce qu’on attend ?
Bakounine, présentement.
Martine Roffinella
Écrivaine-photographe
Dieu et l’État, de Michel Bakounine, est ici publié aux éditions L’Altiplano, coll. Flash-Back {essai}.
Merci de nous rafraîchir les idées avec une coupe de Bakounine. Ca vaut largement le Champagne!
Merci à vous pour votre lecture ! Étant abstinente alcoolique depuis 2013, je ne peux trinquer avec vous au champagne, mais le jus de carotte et/ou l’eau pétillante feront bien l’affaire ! Bakounine le vaut bien… (sic).