De Laurent Mauvignier j’ai évoqué, pour le magazine ActuaLitté[1], le troublant livre Apprendre à finir, et c’est avec une vraie faim de son écriture que j’ai découvert son théâtre par : Une légère blessure, œuvre publiée aux Éditions de Minuit. Tout de suite la femme qui parle nous atteint au sens propre ; nous sentons que ses mots, agencés en réflexions concentriques, vont se rapprocher du caillou originel, celui qui forme les cercles de plus en plus effacés, croit-on, de la mémoire. Cette femme d’une quarantaine d’années est dans la préparation d’un repas de famille. C’est un événement en soi, car « ça fait si longtemps qu’ils ne sont pas venus » chez elle, « tous, oui ». Il y aura notamment sa mère « qui l’a tellement aimée », son père « que l’âge a rendu vulnérable comme un bonhomme de neige en train de fondre », son frère, ce « quelqu’un » dont elle a partagé l’enfance et qu’elle ne connaît pas : de toute façon elle était la « seconde » en plus d’être une fille, et « tu pourras faire ce que tu veux mais, une souris qui soulève une montagne, dans le regard des gens, c’est toujours une souris ». Pour l’aider dans les préparatifs, car elle est « nulle en cuisine », la femme a recours aux services d’une jeune fille qui ne parle pas français et ne lui répond donc pas. Mais sa présence silencieuse dans la pièce est immense – à ne pas confondre, toutefois, avec la pseudo-fonction d’un psychanalyste qui écouterait religieusement sa patiente sans ouvrir le bec. Non. Ce rôle-là, s’il est muet en tant que tel, fourmille de résonances – pas forcément amicales, puisque la jeune fille ne comprend pas la langue employée par la femme, ni compassionnelles, mais bien plutôt référentielles. Dans le pays d’origine de la jeune employée, supposément arrivée par bateau, les coutumes sont autrement différentes – on « lapide » des filles « parce que des types ont abusé d’elles », a entendu dire la femme. Alors sans doute que la légère blessure qui sera évoquée ici pourra être relativisée. D’ailleurs, la jeune fille a « l’air si sage » : « Est-ce que c’est possible d’être sage comme ça ? » – « Toi, tu te donnes comment à ton mari ? » Nous ne sommes ni dans une confession ni dans un monologue au sens strict, bien que la femme soit la seule à parler. Mais d’une certaine façon, nous assistons peu à peu, par la précision du style de Mauvignier, à une projection de soi : comme si la femme projetait des diapositives puis des bouts de film de son existence devant les yeux de la jeune fille occupée à la préparation du repas de famille. D’abord il y a le feuilleton rapide de ses amours, les rapports de domination, sa façon de « s’adonner au sexe avec un tel aplomb », de refuser « qu’on la renvoie au simple désir des hommes » avec qui « ça finit toujours mal ». Le récit du : « cette fois, c’est différent », « cette fois, mon cœur bat comme jamais – comment j’ai pu croire à d’autres hommes avant lui ? » nous évoque évidemment, y compris dans le ton, la chanson de Barbara : « Chaque fois qu’on parle d’amour/ C’est avec « jamais » et « toujours »/ Viens, je te fais le serment /Qu’avant toi, y avait pas d’avant… » Jusqu’à un moment-clé de la pièce où la femme glisse vers ce qu’elle nomme son « incompétence », qu’elle manifeste « par amour de l’effondrement » ; un « amour de l’échec » qui surclasse, et de loin, le dégoût que les hommes pourraient lui inspirer.
Pourquoi ?
Il y a ce souvenir si longtemps enfoui et qui lui « éclate au cerveau comme les mots qu’un inconnu vous susurrerait à l’oreille, l’air de rien, avec cette discrétion et ce culot incroyable de celui qui débiterait en souriant ses obscénités dans le métro ». Et voilà, la scène se rejoue : celle qui, emprisonnée dans l’alphabet muet (figuré ici par la jeune fille) de la mémoire, a pourtant conditionné la vie entière jusque dans ses moindres détails. À qui raconter ce surgissement alors que justement, l’acmé de ce ressouvenir s’incarnera parmi les convives sur le point d’arriver ? Je ne peux bien sûr vous en dire plus sur ce qui fut regardé comme « une légère blessure » – d’ailleurs « il n’y a pas eu de fâcheries ni rien de tout ça ». Comme s’il ne s’était rien passé, en somme, devant une enfant de huit ou neuf ans qui fera ensuite, à l’âge adulte, « si bien jouir les hommes » qu’ils en déduiront que « seule une femme hystérique ou nymphomane », « vicieuse ou complètement folle », peut y parvenir à ce point.
La jeune fille achève les préparatifs – « Tu n’as pas froid ? J’ai tellement froid », dit la femme. S’il en est qui doutent encore, Laurent Mauvignier démontre ici avec brio que nous ne sommes que le produit du mal qu’on nous a fait. Et qu’une légère blessure suinte en continu sur chaque pan de notre histoire dont nous ne maîtrisons que des bribes. Et encore.
Martine Roffinella
Écrivaine-photographe
[1] Lien : https://actualitte.com/article/123454/chroniques/ma-vie-avec-apprendre-a-finir