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Son rêve maous

Pour quelques petites heures, planquez votre téléphone, mettez vos écrans sur pause et abandonnez la doublure que vous incarnez sur les réseaux sociaux. Venez donc faire l’expérience de la traversée du livre de Séverine Chevalier : Jeannette et le crocodile. Pendant et surtout après, vous ne regarderez plus rien comme avant, vous serez sans doute moins péremptoire, moins cynique, et vous aurez pris une sacrée claque du côté de vos préjugés. Oui, sur cette dédaigneusement nommée « France périphérique », sur ces « territoires reculés » où vivent des gens à propos desquels les experts-en-tout palabrent sur les chaînes d’information en continu, et que prennent en otages les politiques de tous bords, vous aurez un tout autre avis. Peut-être même que vous n’aurez plus aucun avis et que comme moi vous ressortirez de la fréquentation de cet ouvrage le cœur en miettes et la colère au bord des lèvres. Jeannette et le crocodile n’est pas un conte pour enfants – ou plutôt si, mais alors dans le genre de ceux qui m’ont collé le blues, avec des gamins que les parents ne peuvent plus nourrir et qu’il faut perdre en forêt, des histoires de Mère-Grand dévorée par un loup ou de femmes trucidées par Barbe Bleue. Jeannette, elle, ne rêve que d’une chose – espérée chaque année en cadeau d’anniversaire depuis l’âge de dix ans : voir Éléonore, une « bestiole maousse » découverte en 1984 dans les égouts, sous le pont Neuf à Paris, puis transportée dans un zoo à Vannes, en Bretagne. C’est une femelle crocodile que Jeannette dessine depuis qu’elle a appris son existence et dont elle attend la rencontre avec une constance et un désir si authentiques qu’à l’instar de ce qui se passe dans les fameux contes précités, en y ajoutant l’impitoyable fin de La Chèvre de monsieur Seguin, nous pressentons son apprentissage tragique de la déception.

Jeannette vit à Clat-les-Bains, certes ville thermale mais qui ne ressemble pas à ses « glorieuses » voisines : « on s’enfonce loin de tout […], ça suinte la déshérence, le délabrement. » La maison en location est elle aussi « enfoncée dans une gorge », avec un jardinet et la rivière en contrebas. Sa mère, Blandine, l’élève seule et travaille au centre thermal où elle a des « monceaux de chair humaine à doucher à jets puissants, à malaxer, tremper, enduire, triturer, bouillonner, empaqueter, chauffer, refroidir, embouer ». Ce n’est pas la richesse mais pour réaliser le rêve de Jeannette, elle met « des sous de côté » dans une tirelire-cochon. Qu’elle finit toujours par récupérer à la pince à épiler pour acheter de l’alcool. Entre autres de la vodka qui l’aide à « se ranimer ». Ensuite ça ira mieux, et « on va y aller ma puce, on va faire tout comme on a dit […] On va aller le voir ton gros croco ». Mais elle tombe comme morte en quête d’une bouteille, les anniversaires passent, et l’expédition à Vannes est sans cesse reportée. Quand enfin elle devient possible, le zoo est fermé pour travaux, et malgré l’insistance de Blandine, l’accès à Éléonore est interdit.
Au moment où sa mère cesse de boire, ce pourrait être l’esquisse d’une issue de secours pour le rêve-crocodile de Jeannette. Mais Blandine a rencontré une belle ordure, un certain Dirck Haupe (en réalité Thierry Gonjard) qui « tisse méthodiquement sa toile » pour son opération « éblouissement/assujettissement/profit » et qui la « dresse comme un bon chien-chien ». « Tu ne seras plus jamais seule », lui déclare-t-il selon un copié/collé qui sert à toutes ses conquêtes. Et Blandine le croit. Parce qu’elle a besoin de gober ses fariboles, elle qui se demande si elle peut « plaire à quelqu’un », si elle est encore « désirable ». Cet homme malfaisant, qui l’utilise comme un marchepied, la pousse à se remettre à boire. De nouveau « la mauvaise soif arrive ». Jeannette sent alors que l’alcool a « réintroduit le danger », celui des « changements abrupts » et de la « catastrophe », du « sordide qui s’introduit peu à peu, sans qu’on s’en rende vraiment compte ».
Jeannette dessine un dernier crocodile. Elle se préoccupe désormais des séquoias géants qu’il est question de déraciner en vue d’une extension du centre thermal. Elle se met à écrire « des bouts de texte », des sortes de poèmes inspirés des discours de l’activiste écologiste Greta Thunberg. Elle devient peu à peu « inflammable ».

Peut-on dire qu’ensuite, pour employer un mot à la mode, l’adolescente va se « radicaliser » ? Ou bien doit-on accabler ce maudit fusil de chasse tombé malencontreusement entre ses mains grâce à Robinson, son ami de toujours – une « amitié miroir » de celle qu’ont nourrie jadis Blandine, sa mère, et le père du garçon, Éric ? Est-ce l’oncle de Jeannette, Pascal, qui, hanté par le réchauffement climatique, a involontairement déposé en elle ce qui provoquera l’implosion ? La faute à qui si Jeannette a vu son rêve d’enfant saccagé, son attente minée, son besoin d’amour laminé ? Impossible de révéler ici la trame du livre sans en briser le murmure qu’il nous faut entendre, nous toutes et tous, sur ces formes de désespoir(s) qui, selon une autre expression courue, passent « sous les radars » des experts – les mêmes qui commentaient, sans rien y comprendre, le mouvement des Gilets jaunes. Les personnes dont il est question dans le livre de Séverine Chevalier sont ces fameux « invisibles » pas tout à fait pauvres, clients des « Tout à un euro », qui regardent la vie les modeler comme dans des sables mouvants et qui ont un rêve pour seul trésor. Jeannette voulait rencontrer Éléonore, et je suis sûre que la femelle crocodile l’a longtemps attendue, cette presque jeune fille qui la regardait autrement que comme une curiosité terrifiante. Ce lien n’est pas imaginaire. Face à la gueule dentue de la solitude et de l’exclusion, il est celui, ténu, qui nous rapproche et nous honore. Et c’est fondamentalement pour cette raison que je vous invite à venir faire la connaissance de Jeannette que vous n’oublierez pas de sitôt.

Martine Roffinella
Écrivaine-photographe.

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