Triste tigre

Hasard ou pas ? Il se trouve que je viens de lire d’affilée deux ouvrages traitant d’inceste. À propos du premier, « Jamais », de Véronique Bergen – qui m’a époustouflée –, j’ai publié une chronique : https://martineroffinella.fr/le-degre-zero-de-linceste/. En refermant « Triste tigre », de Neige Sinno, je me dis que le point commun ou le trait d’union entre ces deux approches littéraires, en apparence très éloignées, se matérialise dans le titre de Bergen : « Jamais ». Jamais en effet un enfant violé dès son plus jeune âge ne pourra se représenter ou même discerner ce que promet le mot paix. Il est « condamné irrémédiablement, sa vie est foutue », écrit Sinno, car la domination sexuelle exercée sur lui est « une forme de soumission qui atteint les fondements mêmes de l’être ». D’ailleurs pour les fellations auxquelles son beau-père l’oblige, la petite n’a pas à se baisser – « juste lui debout et moi devant puisque je lui arrive à peine à la taille ». Tout est dit avec précision. Les circonstances sans fioritures. La justification du prédateur – il dit avoir été « acculé à cette situation car il ne trouvait pas d’autre moyen d’entrer en contact » avec l’enfant. Il se sent « sincèrement victime » car la petite ne voulait pas de lui. « Il ne pouvait pas accepter d’être rejeté par cette fillette à qui il offrait tout. » Le viol devient alors la « punition nécessaire, pour [lui] apprendre à obéir ». Peut-on un jour sortir de ce cauchemar ? « Jamais complètement », dit l’écrivaine que la littérature « n’a pas sauvée ». Quant à nous, à partir de ce livre, « Triste tigre », nous ne pourrons plus « jamais » prétendre que nous ne savions pas. Car Neige Sinno dépasse ici le concept d’autobiographie : c’est de notre propre vie qu’il s’agit là, de celle que nous portons et qui nous fait humains. On ne nous demande pas d’imaginer ce qui aurait pu nous arriver, ou comment nous aurions réagi à sa place, mais d’être témoins de ce qui est. Et à ce titre de décider que plus « jamais » nous n’excuserons, par lâcheté ou par omission, les agissements assassins des briseurs d’enfance.

SINNO Neige, “Triste tigre”, éd. P.O.L.