La fiction est le trésor inestimable du réel. Elle l’est peut-être encore davantage à une époque où sur un plateau de télévision, lors d’une émission littéraire de surcroît, des gens de lettres se sont permis de vouloir lui « mettre un coup de Baygon » pour la terrasser. Voilà donc estourbi d’un pschitt l’un des personnages les plus saisissants de la littérature mondiale, créé par un écrivain de génie pour exprimer ce qui paraît-il est « malaisant ». Allez zou c’est plié : le grand Kafka – si près, par La Métamorphose, de ce qu’incarne aujourd’hui l’ambition humaine – est piétiné par des auteurs dont l’ego est à l’image même du cafard qu’ils voulaient exterminer. En niant le pouvoir illimité de la fiction pour imposer leur Moi-Je pourtant si clos, c’est contre eux-mêmes qu’ils ont dirigé la bombe insecticide. Ouf, me suis-je écriée, ils ont manqué leur coup ! Je peux me laisser embarquer – envoler, devrais-je écrire – par Aline, extraordinaire personnage que Karin Serres nous permet de rencontrer dans un livre qui surprend et éblouit à chaque page : Quelques moments sans gravité, publié chez Alma Éditeur. De cafard, point. Mais une petite fille qui vole. N’allons pas croire que c’est un conte de fées, bien au contraire. Être capable de s’élever à l’horizontale attire forcément des ennuis. N’être pas comme tout le monde vous classe très vite dans la catégorie des monstres à « baygoniser ». Il faut donc garder pour soi le secret de ces « moments sans gravité » – le double sens de l’expression (l’absence de sérieux ; le champ de pesanteur) constituant à lui seul la potion magique pour se démultiplier et tourbillonner comme Aline jusqu’au plafond, « sans poids, sans rien » ; finir par « s’endormir en l’air, ivre de bonheur » ; dériver « jusqu’à l’aube » puis « chuter sur la moquette, tête la première, sans avoir ni le temps ni le réflexe de se protéger ». C’est une expérience qui vous sépare du monde des vivants-sociaux et vous fait plonger, d’une façon pas si paradoxale que cela, dans un abîme de solitude.
Mais il y a Cloda et sa chevelure rousse, qui dans sa caravane minuscule récolte toutes les listes de courses laissées par les clients des supermarchés au fond de leur chariot. Ces personnes se sont volatilisées – y compris le père de Cloda, gérant de l’Hôtel de la Dernière Pluie. En sont-elles tombées (de la dernière pluie) ? Où sont-elles passées ? Aline et Cloda mènent l’enquête, tentent de trouver l’indice reliant ce qui est inscrit sur les listes de courses et les personnes disparues. La rencontre entre ces deux femmes ouvre au lecteur un espace tendre où il peut lui-même entrer en apesanteur, donner du mou à ses rêves d’adulte ; leur autoriser une fugue. Karin Serres coupe le lien d’acier qui nous arrime tous au sol. L’instant où nous fusons soudain sans la moindre attache est celui où la poésie si touchante de son écriture nous métamorphose (eh oui !) en égarés précisément délestés de notre ego. Ces Quelques moments sans gravité sont une merveille d’intelligence et de beauté dont nous avons terriblement faim. Nos pieds ne touchent plus terre et même si un plafond viendra toujours contenir notre corps sans poids, comptons sur l’infini talent de Karin Serres pour nous ouvrir une brèche loin des causeurs-faiseurs.
Martine Roffinella
Écrivaine-photographe ; prête-plume.