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Brival et Liance nous invitent du côté de chez Monk

L’écrivain Roland Brival et le dessinateur Bruno Liance ont uni leurs talents pour nous offrir « Thelonious » sous un jour rare. Roland a accepté de venir sur mon blog pour nous raconter la genèse de ce magnifique ouvrage rendant hommage à celui qui a « révolutionné l’histoire du jazz ».

C’est un roman « richement illustré de dessins réalisés à la craie », qu’il faut découvrir à la fois en tant que fantastique objet d’art et comme un récit original et bouleversant sur « l’incroyable destin » de Thelonious Monk. Brival vient ici nous expliquer de quelle façon ce projet s’est élaboré, et ce qui l’a motivé.

Pourquoi Thelonious ?

ROLAND BRIVAL : J’ai découvert un jour, en lisant sa biographie, que Thelonious Monk, l’un des géants du jazz, avait connu à la fin de sa vie une étrange période de silence. Enfermé dans l’une des chambres de la villa de son amie, Nica de Köenigswater, mécène de nombreux musiciens de Harlem – dont Charlie Parker –, il ne parle à personne et, surtout, semble résolu à ne plus toucher de toute sa vie le clavier d’un piano. Cet étrange silence dans lequel il se retrouve embarqué a suscité en moi une très vive curiosité. Que pouvait-il bien se passer dans sa tête, lors de ses nuits d’insomniaque où il déambulait sans fin à travers les pièces de la villa tel un fantôme égaré dans un labyrinthe ? J’ai voulu le savoir. En tout cas, j’ai voulu tenter de l’imaginer. Voilà comment la forme du roman s’est imposée.

Quelle est la genèse de l’écriture de l’ouvrage ?

R. B. : Il m’a bien sûr fallu lire diverses biographies pour retrouver les fils d’une sorte de cohérence dans le chaos qu’a souvent été la vie de Monk. Ses amours ? Sa musique ? Ses problèmes d’Afro-Américain confronté, en ce temps-là, aux lois ségrégationnistes ? Pour transposer tout cela dans le contexte, j’avais encore en mémoire le roman Nègre de Personne que j’ai publié il y a trois ans aux éditions Gallimard, et dont le déroulement se situe à la même période. Le mouvement « Harlem Renaissance » est alors en pleine expansion à New York. Le jazz se prépare à une nouvelle mutation engendrée par l’époque moderne. Thelonious et quelques autres, dont Coltrane et Charlie Parker (« le Bird »), compteront au nombre des principaux instigateurs de cette révolution musicale. Ensuite, comme toujours, est venu le temps de l’incarnation du personnage, et celui de l’attente d’une voix. Tant que cette dernière ne se manifeste pas, le ciel reste désespérément vide, et cela peut durer des semaines. Mais un jour, enfin, une vision. Il fait nuit. Thelonious se balade dans la villa, pieds nus, vêtu d’un pyjama à rayures. Je retiens mon souffle. Je l’observe. Je le vois tourner en rond comme un fauve en cage, et s’arrêter parfois en de longues stations immobiles, comme immergé en lui-même. Alors, je tends la main vers mon stylo, et j’écoute cette voix qui me dicte les pages comme une transcription faite pour un aveugle d’un film se déroulant dans une salle de cinéma. Des semaines et des mois de travail. De multiples versions plus ou moins volumineuses du même manuscrit. Pour finir par en arriver à l’épure. La retenue, plutôt que la tentation du bavardage. Tenir l’exigence. 150 pages. Caractères Calibri sur le programme Word. Double interligne. Enregistrer le document ? Oui.

Comment s’est produite la rencontre avec le dessinateur Bruno Liance ?

R. B. : Les années passent. Monk, semble-t-il, n’intéresse personne parmi le monde des éditeurs. Le manuscrit attend sagement sur une étagère, et j’en viens même à oublier son existence. Jusqu’au jour où, lors d’un salon littéraire à Versailles, je rencontre BRUNO LIANCE, dessinateur. Amateur passionné de jazz et de toutes sortes de musiques, il est, depuis longtemps, en quête d’un de mes anciens albums intitulé « CREOLE GYPSY », devenu un objet-culte parmi le petit monde des collectionneurs enragés de vinyles des années 80. La conversation s’engage, et j’apprends alors qu’il vient de publier aux Éditions Gallimard Jeunesse un livre illustré sur l’enfance de Nina Simone. Il me tend l’ouvrage et, dès les premières pages, je suis séduit par l’aspect graphique de son travail. L’usage de la craie noire produit un grain particulier qui me semble totalement adapté au monde du jazz. On ressent une sorte de mélancolie à regarder ces images. C’est la fameuse « blue note » transposée dans l’univers du dessin. Au fil de ces pages que je découvre, me revient tout naturellement le souvenir du manuscrit de Thelonious, abîmé dans les limbes. Un roman illustré ? J’ignore tout de ce genre d’expérience, mais l’idée persiste au point que j’en viens à la proposer à Bruno. « J’ai, dans mes archives, un manuscrit sur Monk dont j’aimerais bien te proposer la lecture », lui dis-je. Son regard s’illumine. Large sourire. Quelques jours plus tard, coup de fil de Bruno qui a lu Thelonious. Il est plus qu’enthousiaste, et se déclare partant pour l’aventure. Voilà comment s’est bâti ce projet en hommage à l’un des plus grands musiciens de l’Amérique noire que, récemment, son propre fils célébrait en ces termes :

« Je ne me suis rendu compte de l’importance de mon père qu’à l’âge de 18 ans. Je savais qu’il était différent des autres musiciens. Je dois dire honnêtement qu’à une certaine époque, je ne comprenais pas du tout ce que faisait mon père. J’étais un peu déconcerté. Pourquoi ne suivait-il pas les règles ? Il ne prenait pas le chemin qui aurait pu le rendre populaire plus rapidement comme ses collègues jazzmen. Pour eux, tout se passait de façon plus souple. Mon père, lui, suivait sa trajectoire et je ne comprenais pas pourquoi. En fait, je ne comprenais pas ce qu’il faisait, c’était tout simplement l’essence même de ce qu’est la musique. Une fois que j’ai réalisé cela, j’ai été bouleversé et j’en tremble encore. J’ai compris soudainement qui était réellement mon père et son importance dans l’histoire du jazz. Thelonious a construit les bases sur lesquelles se reposaient Dizzy Gillespie, Charlie Parker et John Coltrane. C’est un apport très subtil qui n’a jamais été reconnu à sa juste valeur. Sa contribution à l’histoire du jazz est énorme. Thelonious a dessiné le canevas harmonique qui a rendu plus visibles, plus sensationnels, la mélodie et le rythme. Et puis, il m’a permis à moi de me rendre compte que j’étais un être humain normal puisque je n’étais pas le seul à ne pas comprendre ce qu’il faisait ! »

Thelonious, par Roland Brival (auteur) et Bruno Liance (dessinateur), éditions Gallimard, 23 euros.
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