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Adeline Fleury et les féminités polychromes

À une époque où « ancien » et « nouveau » féminisme sont censés s’affronter, alors que certain·e·s se régalent d’un potentiel crêpage de chignons entre « hystériques », le roman d’Adeline Fleury, Ida n’existe pas, vient jeter un pavé dans toutes les mares.

Tatiana de Rosnay a dit de ce livre qu’il est « puissant, dérangeant, émouvant ». En termes de puissance, le livre sort effectivement de lui-même, quitte tout corset que lui imposerait la norme littéraire et bondit ou explose pratiquement à chaque page.

Non que la/le lect.rice.eur soit agressé·e volontairement ou embrigadé·e dans telle ou telle supposition, s’agissant d’un roman « librement inspiré d’une histoire vraie ». C’est en fait tout le contraire : nous sommes impliqué·e·s sans pour autant être assigné·e·s à partager telle ou telle émotion. Ni pris·e·s en otage et encore moins à témoin : c’est précisément ce qui m’a saisie, au sens propre du terme, lors de ma découverte progressive de l’ouvrage.

Extrait, page 18.

« C’est terriblement ennuyeux le bien. Je déteste la mignonnerie. Pourtant nous vivons dans une société régie par le diktat de la mignonnerie. La tyrannie de la consolation. Nous passons notre temps à rechercher des doudous. À regarder des vidéos de chatons, de pandas ou de chiens miniatures. Des animaux consolatoires. Moi j’ai Ida. »

Photo : ©MartineRoffinella.

Nous voici muni·e·s d’une liberté d’apprécier ou d’être scandalisé·e·s par les déclarations, plus ou moins péremptoires – qui peuvent être démenties l’instant suivant –, d’une femme aux prises avec ce qui, en principe, est encensé (la maternité) et dont l’intimité de chaque pensée nous est livrée sans polissure, telle la roche brute d’avant tout marbre.

La narratrice, mère d’un bébé nommé Ida, est une « Zoulou blanche » : « Moi je suis mulâtre, j’ai la peau presque aussi blanche que mon père. » Elle vit en France mais « danse » l’Afrique, « mange » l’Afrique, « lis » l’Afrique. Elle a donné naissance, voici quelques mois, à Ida, avec laquelle elle a un rapport d’« attraction répulsion ».

Extrait, page 19.

« Elle réclame le sein. Je déteste ce moment. Ida est goulue. Elle me suce, elle me vide, elle vole une partie de mon être à chaque fois qu’elle tète. Je déteste ce moment. Quinze mois que je lui donne le sein, c’est long (…) Tout me dégoûte dans le fait d’allaiter. Les lèvres humides d’Ida contre mon mamelon craquelé, les petits bruits de succion, les régurgitations répétées, le reliquat de lait sur mes vêtements. Je trouve ça répugnant. »

Photo : ©MartineRoffinella.

Mais « pourtant, quand elle a fini de téter, elle arrive à m’attendrir ».

Tout le cœur du livre est là, dans cette ambiguïté parfaitement assumée entre amour et dégoût, cette description de la « communication animale, faite d’échanges de fluides, sueur, lait, larmes », puis ce constat : « Deux corps complémentaires, unis par une dépendance. »

Adeline Fleury, par le biais de ce je qui s’adresse à nous – ou pas, car ce je « se » parle comme pour un journal intime où parfois il se dédouble, détriple, démultiplie –, nous projette sans ménagement, en un style qui récuse l’émotion tiède, dans un mental de femme où la contradiction n’est pas reniée. Et c’est ce qui m’a le plus séduite. Le refus de l’uniformisation que suppose le mot femme dans certains registres ou contextes, que ce soit concernant la maternité, le désir sexuel, la pseudo-conscience de l’importance de la vie donnée.

Extrait, page 23.

« Je déteste la peau d’Alfonse. Ida sent la peau d’Alfonse. Ida pue la peau d’Alfonse. J’ai beau la laver, frotter énergiquement sa fine peau de bébé, jusqu’à la rosir, Ida pue son père. Alfonse me dégoûte. Ida me dégoûte. J’aime Ida. »

Photo : ©MartineRoffinella.

Peu à peu, le roman nous attire dans le guet-apens d’une vie dont certaines étapes nous font dresser les cheveux sur la tête (l’épisode avec l’Homme de la connaissance, à l’image de tout le roman, tire le réel en tous sens et nous laisse sans question ni réponse).

Mais celle qui parle, la « Noire blanche », vient aussitôt calmer nos rebuffades.

Extrait, page 50.

« Je trouve que je me débrouille bien en mensonges. Le mensonge est beaucoup plus intéressant que la vérité, le mensonge c’est la vérité améliorée. J’existe dans le mensonge, j’écris ma propre histoire. Dans le mensonge, je me sens puissante. »

Photo : ©MartineRoffinella.

Les pistes sont sans cesse brouillées. La lecture du roman n’en est toutefois pas déstabilisante pour autant : c’est une aventure qui nous dépouille de tout a priori. Impossible, comme nous le ferions devant une série policière, d’émettre des suppositions – rien ne rentre dans le « ça doit être », il faut nous attendre à tout, et ce à chaque page. L’héroïne ne vient-elle pas « d’un pays où tout ne s’explique pas de manière rationnelle », et où « l’on est chrétien et sorcier en même temps, où prêtres et marabouts souvent se confondent » ?

Elle est « faite de ce bois, exotique et amer », elle « déborde de tout, de cet amour insensé pour Ida, de cet amour détestation pour Alfonse », de ses « souffrances du passé ».

Et de conclure : « Il faut que ça cesse. Le temps presse. C’est maintenant. »

Photo : ©MartineRoffinella.

 Alors que s’est-il passé – et que va-t-il se passer dans ce roman d’Adeline Fleury qu’il y a urgence à lire ?

« Ida n’a pas d’état civil. Ida n’est même pas née sous X, Ida n’est née sous aucune lettre. » Mais un jour, à Écœurville-Plage, alors que la mer est « grise, lointaine », un vieux pêcheur « aperçoit quelque chose d’étrange au loin » – « une masse noire ». Il pense avoir « la berlue ». Il « retourne la masse » puis « découvre ce qu’il pressentait » et « trouve cela terriblement beau » ; s’en veut aussitôt de « penser ça ».

Prenez une bonne respiration, et venez découvrir pourquoi.

Photo : ©MartineRoffinella.

Ida n’existe pas, roman, par Adeline Fleury, aux éditions François Bourin, 18 euros.

 

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4 commentaires sur “Adeline Fleury et les féminités polychromes”

  1. La narratrice semble poser une une question cruciale.
    Qu’est-ce que l’identité ?
    Assurément un assemblage de plusieurs parcelles, une hybridation des affects, des pensées opposées. L’identité est un sujet toujours à reprendre au cours de sa vie car bien des choses se forment et se transforment. Comment faire alors, pour cohabiter avec ses différences et dépasser les crispations, sans risquer le repli identitaire ?
    L’affirmation de l’identité majoritaire contrariée s’incarne bien souvent par la violence…

  2. Ta chronique est excellente, Martine. Elle donne vraiment envie de lire ce livre. Je pressens un sujet qui dérange les petites idées bien établies. Alors que finalement, au fond de soin, on sait…

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