L’alcool crée une sorte de passerelle – ou plutôt de radeau – entre gens qui en consomment sans modération, et c’est précisément pour cela qu’il est si difficile de s’en défaire.
Cesser de boire, c’est couper les ponts, larguer les amarres, accepter de plein fouet la solitude dans toute son obligatoire sobriété ; accepter aussi la rupture avec le mensonge, pour ce qui concerne directement ici Nicolas Rey.
« Depuis mon jeune âge, le mensonge a toujours été pour moi comme une seconde peau », écrit-il, avant de préciser le but même son livre : « Il fallait que je le fasse. Il fallait que je mette mes tripes sur la table. Ce n’est pas joli à regarder, et alors ? C’est ma vie. Mon erreur. Oui, j’ai été un menteur toute ma vie. »
Feuilletant ces pages, je me suis interrogée sur ma légitimité à lire cet ouvrage, et sur ce qui m’y poussait vraiment.
La curiosité un brin malsaine ? (Il est toujours plus confortable et rassurant pour soi-même de contempler les désastres d’autrui : cela relativise étrangement les nôtres.)
La volonté de découvrir si – oui ou non – Nicolas Rey est (ou plutôt a été) un « plagiaire » ? Lui qui, à l’âge de vingt-quatre ans, a publié son premier roman, encensé par Frédéric Beigbeder ?…
Se pourlécher des « révélations » de Rey sur les pratiques sexuelles d’Unetelle dans une célèbre maison d’édition parisienne ?
Sont-ce vraiment toutes ces raisons qui devaient me donner l’envie de goûter aux mots de cet écrivain, à ses errances, à l’immense déclaration d’âme qui jaillit de son livre tel un geyser ?
La réponse est non, car une mention importante orne la couverture de cet ouvrage : « Roman ».
Et c’est son « roman » avec l’alcool qui m’a intéressée – étant moi-même alcoolique abstinente depuis cinq ans (cf. Se trouver en quittant tabac, alcool et autres peurs de vivre, éd. Le Mercure Dauphinois, et L’Impersonne, éd. François Bourin).
Je suis donc entrée dans l’univers de Nicolas Rey comme en pays que je pensais connu, ou au moins familier.
Que nenni ! Plus on est d’alcooliques, moins on se ressemble ! La dépendance à cette drogue en vente libre peut se vivre très différemment d’une personnalité à une autre : l’alcoolisme est pluriel.
Dos au mur est ainsi le roman d’un homme qui n’a pas gagné la partie face à la dépendance et qui actionne le levier de sa volonté seule pour s’empêcher de boire. Cela broie évidemment le ventre et chamboule le cœur jusqu’à la nausée.
« Je suis alcoolique abstinent depuis onze ans. Et j’y pense tous les jours. Et j’ai envie de boire tous les jours », écrit le narrateur – qui diffère en cela tant de ma propre expérience, ce qui me laisse penser que les cures de désintoxication (que je n’ai pas fréquentées, mais l’auteur si) ont un effet, du moins sur le plan psychologique, assez limité.
C’est « une expérience bien étrange que de voir les autres picoler. Le premier verre les calme. Le deuxième les place à un point d’équilibre tout à fait charmant. Le troisième les enchante. Le quatrième les enivre un peu. Le cinquième leur apporte de la joie. Et toi, tu restes là, sur le banc de touche. Toi, tu n’as pas le droit de jouer. »
L’ombre de quelque chose d’indicible plane là.
Ce n’est pas la mort, ni même le désespoir. Je pencherais pour une certaine ineptie de vivre.
Mais heureusement, dans toute cette course désincarnée, où souvent le narrateur paraît pile en équilibre au-dessus de ses propres phrases, prêtes à l’asphyxier puis à l’engloutir, le digérer sans pitié jusqu’à l’ultime souffrance d’exister (une aberration) – heureusement, oui : il y a l’amour.
Joséphine, centre du texte, point de relais essentiel du narrateur qui à chaque instant place le récit sous son regard.
« Avec elle, j’ai découvert la marche à pied, les tisanes au gingembre et les salades de fruits rouges. Avec elle, je la regarde et je ne veux plus mourir. »
La fusion des corps est une explosion, elle « perd la tête et je perds la tête avec elle, et à cet instant précis, oui je dis bien à cet instant précis, j’ai même l’impression que Dieu existe ».
L’autre amour qui éclate dans ce livre, c’est celui pour le père, toujours là sur tous les plans, qui dit à son fils sur le point de rechuter devant un verre de Jack Daniel’s : « On va s’en sortir, mon poussin. Je te jure qu’on va s’en sortir, mon chéri. » Ou encore celui pour la « petite sœur », qui fait un enfant à la quarantaine avec un jeune artiste de vingt ans de moins qu’elle, et qui elle aussi est alcoolique.
Alors quelle est donc l’histoire de ce livre ?
Celle d’un homme qui saute de page en page sans se protéger des chocs, tête la première contre les mots, qui disent à quel point il s’est emmêlé les pinceaux ou empêtré dans le faisceau complexe et impitoyable des sentiments humains – « seul au monde ».
Dos au mur, Nicolas Rey, éditions Au diable Vauvert, 18 euros.