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Anne Sexton droit aux veines

C’est avec un émerveillement absolu – pour ne pas dire un coup de foudre – que j’ai découvert une partie de l’œuvre d’Anne Sexton, traduite de l’anglais (États-Unis) par la remarquable Sabine Huynh et publiée par les éditions des femmes-Antoinette Fouque : Tu vis ou tu meurs – Œuvres poétiques (1960-1969).
Les fidèles du blog Sous le pavé la plume savent que cette découverte s’inscrit dans la trilogie des figures féminines marquantes de la littérature américaine du XXe siècle, commencée avec Sylvia Plath [1932-1963] et poursuivie par Susan Taubes [1928-1969].
J’ai donc choisi de fermer la marche avec Anne Sexton [1928-1974], car elle connaissait Sylvia Plath et lui a même dédié un poème lorsque cette dernière a mis fin à ses jours – comme Sexton le fera à son tour, au même titre que Taubes : c’est aussi ce qui relie ces trois femmes ici ; elles se sont toutes trois suicidées. Dans les vers qu’elle compose pour Sylvia, Anne Sexton lui reproche d’ailleurs de l’avoir précédée dans ce geste : « Voleuse ! / comment as-tu pu ramper,/ y ramper seule/ jusqu’à la mort que je désirais tant depuis des lustres […]/ celle que nous portions sur nos seins maigres/ […] la mort qui parlait comme des épouses complotent, […]/ qu’est-ce que ta mort/ sinon une vieillerie qui nous appartient […] »
Je suis entrée dans la poésie d’Anne Sexton par une porte dérobée. Timide et maladroite je me demandais si je serais légitime à en parler ici, tant elle m’a impressionnée. Quand soudain quelque chose m’a aspirée au sens propre. Je pouvais débarquer telle que j’étais ; lire comme je voulais – car Anne Sexton raconte elle-même n’avoir « pratiquement rien lu » jusqu’à l’âge de vingt-sept ans. C’est à la suite d’une dépression et d’une tentative de suicide qu’elle devient, selon ses propres termes, « une déplacée » ; en asile psychiatrique elle comprend que la poésie est sa « réalité » – son « monde », intranquille s’il en est. Sexton est en quelque sorte arrivée en poésie avant d’en avoir lu, ce qui confère à son approche l’attrait d’une parcelle non labourée où tout peut éclore, faner ou pourrir simultanément. Et c’est bien ce qui m’est allé droit aux veines. Ce bouquet brut contenant côte à côte début, décrépitude et fin ; les senteurs que tout cela dégage en une seule vague. Chaque mot qu’emploie Sexton est une injection de réalisme œuvré. Oxygène coupé et insufflé à fois. Sur-vivre – vivre au-dessus de soi et du monde. C’est évidemment risqué.
J’ai ainsi traversé, dressée dans ses mots et la poitrine hardie, les parties du livre : « Retour partiel de l’asile (1960) » ; « Tous mes chers petits (1962) » ; « Tu vis ou tu meurs (1966) » ; « Poèmes d’amour (1969) ».
L’excellente Préface de Patricia Godi nous aide à situer chaque période de création – dans la vie d’Anne Sexton et dans le siècle, spécialement à propos du lien entre poésie et féminisme : « Anne Sexton n’a pas craint d’écrire à partir de son expérience “en tant que femme ” […] c’est-à-dire en tant que sujet féminin situé dans la société patriarcale et la culture androcentrée », explique Godi. Elle s’inscrit aussi, et de manière saillante, dans cet important courant du « confessionnalisme poétique américain » que la seconde moitié du XXe siècle verra se développer. Mais surtout – et cela, je l’ai immédiatement senti dans ma chair –, Anne Sexton incarne une « voix inédite » et exprime une poésie « qui renverse les esthétiques dominantes de son époque », notamment « en plaçant la personne humaine et ses souffrances au centre du poème », poussant ainsi le lecteur « à s’intéresser à ce que les humains ont le plus en partage : l’expérience de la difficulté de vivre[…]». Également, l’œuvre d’Anne Sexton est confrontée à un contexte sociétal où « il s’agit de convaincre les femmes américaines du bienfondé et de la nécessité de faire une carrière d’épouse et de mère de famille ». Une époque (qui hélas a des accointances avec la nôtre) où l’on veut renvoyer les femmes à la maison« alors que triomphe à nouveau l’idéologie de la famille patriarcale qui voudrait balayer les avancées de la première phase du féminisme », nous éclaire encore Patricia Godi dans son essentielle Préface.
Tout compte évidemment – et l’audace de certains poèmes n’en est que plus appréciable : l’on est ainsi frappé par la façon qu’a Anne Sexton de plonger ses mains dans le cambouis du réel sans l’embellir. Car elle rejette les métaphores ; il faut que son propos ait une certaine matérialité, ce qui n’exclut en rien la présence de l’art, comme ici : « Mon somnifère est blanc./ C’est une perle splendide ;/ elle me fait flotter hors de moi,/ ma peau piquée m’est aussi étrangère/ qu’un coupon de tissu lâche. » Ou encore là : « J’étais celle/ qui a ouvert la paupière chaude/ comme un chirurgien/ et enfanté des jeunes filles/ pour qu’elles râlent comme des poissons. »
Elle creuse le vrai sans le sculpter : « leurs bouches s’ouvrent avec gratitude,/ plus larges qu’une tasse de lait. » Ou encore : « Je suis un poing serré sur mon malaise/ tandis que je me répands dans le vide des années, vers les étoiles. »
Anne Sexton rend la poésie préhensible alors même qu’elle est substance volatile : « C’était moi/ […] celle des factures de téléphone/ […] Celle/ aux yeux mangés par son manteau,/ […] vibrant en sourdine comme un diapason,/ aux épaules aussi carrées qu’un immeuble […] »
Qu’il s’agisse de folie, du rapport au monde médical, de cette affection cancéreuse que peut induire le lien mère/fille, de liaisons extra-conjugales, d’avortement, d’amour… Anne Sexton contient tout. Et libère tout ensemble. Un peu comme si elle ne tenait pas tant que cela à ce que son souffle prenne une consistance définitive – comme si elle nous confiait une incitation à la liberté éphémère, forcément. À l’instar de pointillés destinés à devenir traits pleins, barreaux, prisons. Ce n’est pas à mon sens la poésie de la métamorphose, mais celle des juxtapositions en une sorte d’horizontalité véridique qui autorise toutes les perceptions : « Bientôt je lèverai le visage en guise de drapeau blanc,/ et quand Dieu entrera dans le fort,/ je ne cracherai ni ne vomirai sur son doigt. » Que fera-t-elle alors ?
Pour le savoir – l’apprendre telle une nécessité –, laissez tout ce que vous êtes en train de faire, mettez de côté tous vos projets, et lisez de toute urgence Anne Sexton. Les femmes d’abord, mes sœurs de tous âges – et puis les autres qui s’en soucient.

Martine Roffinella
Écrivaine-photographe.

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