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Chiarello – Delorme : écrire à bras-le-cœur

Certains livres sont des lieux de coïncidences singulières. J’entends par là qu’ils produisent une sorte de trait d’union simultané entre ce qui se déroule en lisière des pages, tout le flux de mots non-écrits, et notre propre bataillon de silences soigneusement tus.
Ainsi par exemple, et sans vouloir commettre un étalage inapproprié, j’ai vécu plus de dix ans avec une femme qui m’offrait des fleurs coupées – sans jamais oser lui dire que son cadeau incarnait pour moi l’agonie. La mort lente. Qui sait si je me serais « évaporée » de cette relation sans explication si, au lieu de fleurs coupées, elle m’avait offert une plante en pot ? La question peut paraître immature ou triviale, et pourtant, c’est en lisant précisément dans L’Évaporée le commentaire de Jenny devant un bouquet de fleurs qu’on lui offre – « Oh les belles dépouilles » (ajoutant juste après qu’elle « préférerait qu’il n’y ait pas de cadavres dans cette maison ») – que j’ai compris l’impossible imbrication entre une vie d’écriture, le corps-à-corps permanent avec la quête d’absolu, et l’assaut constant de la réalité commune.

©MartineRoffinella

À moins bien sûr que deux écrivaines ne se lancent dans ce défi-là – et c’est ce qu’ont admirablement fait Fanny Chiarello et Wendy Delorme. Elles se sont rencontrées lors d’un salon du livre – et quelques années plus tard, Fanny écrit à Wendy : « La femme avec qui j’étais heureuse et pensais finir ma vie m’a abandonnée sans explication […]. » L’idée de concevoir un texte à quatre mains prend alors forme. Bien sûr, Wendy ne sait rien de « l’évaporée ». C’est donc un personnage qu’elle crée, Ève, alors que de son côté Fanny écrit les chapitres intitulés Jenny – celle qui a été quittée sans un mot. Ainsi entre-t-on dans ces moments qui ne se suivent pas mais s’alternent ou se juxtaposent. Plus nous côtoyons Jenny, plus nous découvrons Ève, et moins nous avons à commenter ou à disséquer mentalement leurs attitudes. Nous les laissons dire l’amour et son questionnement, en chercher le douloureux inexpliqué.

©MartineRoffinella

D’un côté Jenny évoque dans son quotidien la perte subite de celle avec qui, « pour la première fois de sa vie », elle s’était sentie « complète » ; de l’autre, Ève, partie d’un seul coup, dénoue ou détricote la tragédie d’un précédent couple, illicite celui-là, et qui avait « donné matière à un roman » à son insu. Pour elle, découvrant que Jenny a elle aussi commencé à écrire sur leur histoire, c’est la deuxième fois qu’elle devient un « personnage » et quelque chose en elle réfute viscéralement cette condition. « Qu’elle écrive la fin toute seule à présent. Je deviens page blanche et ma rage est muette, elle n’aura pas un mot. » Jenny ignore ce précécent, comme elle ne sait pas grand-chose non plus de l’enfance d’Ève et de sa mère « dépressive, suicidaire, disparue ». En somme, on pense avoir trouvé sa moitié, sa parfaite résonance ; mais en réalité on s’aime entre solitudes muettes. Et les quatre mains du livre tissent la fine toile humaine pour déjouer cette fatalité.

©MartineRoffinella

Que s’est-il passé en réalité ? J’avoue ne pas m’être posé la question, car ce qui m’a fascinée dans L’Évaporée, de Fanny Chiarello et Wendy Delorme (publié aux éditions Cambourakis), c’est l’acte de littérature en soi. Celui de côtoyer, au risque de s’y dissoudre, l’essence même de l’amour, à savoir le ménage à trois insécable qu’il forme avec l’illusion et la mort. Que sont les écrivaines dans cette machination universelle ? Des magiciennes ou des sorcières ? Elles disent qu’elles ont « en commun une capacité à réenchanter notre réel ». Une raison parmi mille autres de les lire à bras-le-cœur.

Martine Roffinella
Écrivaine-photographe ; prête-plume

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