Les Mémoires d’une écrivaine sont-ils un roman ?
Qu’y a-t-il de vrai au sens propre dans ce que relate quelqu’une qui a passé sa vie à (se/nous) raconter des histoires ? Allons plus loin : l’écrivaine elle-même possède-t-elle seulement une réponse claire à ces interrogations – à savoir, n’est-elle pas persuadée de livrer « la » vérité toute nue alors qu’elle ment pour de vrai ? Après une vie d’épousailles et de coucheries plus ou moins illicites avec la littérature, sait-elle dans quel réel ou dans quelle fiction elle se débat – n’a-t-elle pas rêvé ses amours, ses chutes, ses résurrections pour chaque fois en tirer une histoire, un titre sur la couverture d’un livre… Mieux : n’a-t-elle pas carrément orchestré certains désastres pour rendre ses chapitres plus piquants ? Ces questions, qui deviennent des hésitations – et parfois des brouillards –, l’écrivaine qui trempe sa plume dans le jus de ses tripes commence à se les poser quand la dernière ligne droite se profile et que les trois-quarts du chemin – des pages – sont consumés. Bien obligée de se demander ce qu’il reste d’authentique dans tout ça à part des cendres, et s’il y a quelque satisfaction à en tirer ou amertume à ressasser – le mot Mémoires pourrait alors devenir un divulgâchis ou pire encore : une sorte de mea-culpa.
L’affaire, on le voit, est ambiguë – et certains lecteurs de mon livre Venise Off (éd. La Manufacture de livres, 2024), présenté comme une sorte d’autobiographie lesbienne aux accents de Mémoires, s’y sont retrouvés pendant que d’autres s’y sont perdus, mal à l’aise parfois face à ce qui ressemblait à mon dernier livre avant la crémation. Ça sentait l’âcreté de l’ultime bout de chandelle – mais diable ! comment croire que la romancière faisait ici ses adieux, avec son amical souvenir, non sans avoir confié quelques anecdotes à rouler sous la langue les jours de nostalgie ?
J’y songeais malicieusement (car mon œil !) quand le dernier-né de la talentueuse Danièle Saint-Bois, fort à propos intitulé Mémoires de la véranda (Mialet-Barrault Éditeurs), m’est arrivé telle une friandise à déguster séance tenante. Friandise ? Hop hop, parlons plutôt de bonbons au poivre ou de bouchées pimentées, car ça déménage là-dedans, ça secoue divinement le cocotier et tant pis si vous êtes dessous. Bien fait. Z’aviez qu’à pas piétiner les plates-bandes d’un sacré personnage nommé « la grand-mère », et qui d’ailleurs sévit déjà chez Flannery O’Connor – mais n’allons pas croire qu’elle est empruntée à l’immense écrivaine américaine, non, vous n’y êtes pas : ces deux-là se connaissent, ont certaines choses en commun, leurs fantômes peut-être, le caractère sans doute – et surtout, la confrontation avec le dernier instant, laquelle pourrait être due à une erreur de positionnement. Ah ! La grand-mère de quatre-vingts ans que nous découvrons se balance dans son rocking-chair qui fait « cric-crac cric-crac » sur la véranda de sa maison dans un lotissement ordinaire. Elle attend le retour de gamins chargés de lui acheter des gouttes de CBD et de la limonade. L’attente ouvre le champ miné des souvenirs – des réminiscences armées, pourrait-on dire, car la grand-mère possède un Smith & Wesson avec une balle dedans. La roulette russe peut commencer. L’enfance révèle alors son secret, mais même si la grand-mère présente des traits de ressemblance troublants avec Danièle Saint-Bois, sont-ce ses souffrances à elle que nous lisons, ses meurtrissures assumées dignement, ses colères et ses récriminations, ses failles et ses tendresses, sa tristesse (son désespoir) de ne pas avoir été reconnue, identifiée comme l’écrivaine qu’elle incarnait ? Ou bien s’agit-il des vies superposées (des fictions, donc) de la grand-mère de chez O’Connor et de celle des Mémoires de la véranda ?
Saint-Bois refuse la victimisation – elle ne cherche pas à faire pleurer dans les lotissements pas plus que chez les bourges : elle envoie une mémé flingueuse pour nous tenir en joue – bon sang y a qu’à lire alors zou ! Ça dézingue sec : le père, « l’abandonneur », « l’ogre » ; le milieu littéraire qui lui a imposé un si « long purgatoire » avant la parution de son premier livre (« les manuscrits non publiés étaient-ils des fausses couches ? ») ; le « pourceau » qui reçoit son service de presse gratuit et s’empresse de le revendre ; le clan journalistique et ses tocades panurgesques ; un certain éditeur traité de « mécréant » et de « résidu de moule à gaufres »… Au total, tant de pages écrites « pour rien », une intelligentsia qui l’a « publiée sans l’adopter » – et un « foutu dernier livre » dont nous tenons le destin entre nos mains : c’est nous, lecteurs/trices, qui tournons le barillet du Smith & Wesson appuyé contre la tempe de la romancière.
Et pour en revenir à notre question de départ : les Mémoires d’une écrivaine sont-ils un nouveau roman, ou bien sont-ce les cris de Danièle Saint-Bois qu’il faut entendre ici – en écho aux miens dans Venise Off ?
Je laisse Danièle répondre – c’est validé jusqu’à la moelle : « […] j’ai tout comme tout le monde ou presque, et je n’ai rien. Je suis sortie du cadre le plus souvent possible. J’ai passé ma vie à écrire des livres hors cadre aussi, pas de bons sentiments, de personnages résilients, gnagna gnagna, rien de tout ça. J’ai érigé des murs. Mes livres sont des murs. Avec peu de points de passage. »
Martine Roffinella
MES JOURS – Sous le pavé la plume.

J’attends ces Mémoires (que j’ai commandées) avec encore plus d’impatience après avoir lu ton texte, chère Martine 🙏🏽