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Et si la fiction rendait moins bête ?

L’époque actuelle refuse la nuance, l’amplitude possible d’un propos ou sa déclinaison de sens, sa foison de doutes. Elle sait, tranche, étiquette, dénonce et cloue au pilori ceux qui divergent de point de vue ou s’abstiennent d’en avoir un. Bienvenue dans un monde peuplé de saints laïcs absous d’avance et de fascistes racistes condamnés sans procès.
Soit, mais en attendant que la haine jouisse jusqu’à la lie pour qu’un ciel glaireux finisse par nous tomber sur la tête, et si la fiction nous sauvait de l’indigence ?
Et si l’imagination constituait le seul gouvernement fiable de nos idées capables – et même en devoir – de s’égarer dans les hypothèses les plus improbables ? Et si les romanciers nous proposaient la clé d’accès à une réflexion désincarcérée de tout appareil politique, moral et justicier ?
Oui, ils le font. Oui, ils sont nos meilleurs capitaines vers la pensée riche, la profusion de chemins de traverse émotionnels. Tenez, prenons ces deux livres, Le Mage du Kremlin, paru aux éditions Gallimard, et Tsusami, publié par la maison Albin Michel. Grâce à Giuliano da Empoli et à Marc Dugain, d’un seul coup tout s’éclaire sur l’origine sensible de la guerre en Ukraine et – l’une étant liée à l’autre – sur la genèse du chaos qui entoure la présidence de la République française. Au lieu d’être « pour » ou « contre », de vociférer en rêvant guillotine, tournons les pages, glissons-nous dans la tête de Poutine, insérons-nous dans l’ambition d’un président français, et voyons. Que veulent-ils, ces hommes de pouvoir ? Pour qui se battent-ils ? Les pensez-vous vidés d’idéaux ? De sang dans leurs veines ? D’âme courageuse ? Les croyez-vous obnubilés par leur personne au mépris du peuple ? Eh bien ! vous irez d’étonnements en découvertes – et avec soulagement vous vous exclamerez : « Diable ! heureusement ce n’est qu’un roman ! » Puis vous y reviendrez, vous relirez tel ou tel chapitre – vous reconsidérerez ce qui se déroule dans ces hauteurs-là, et vous vous direz que l’enfer n’est finalement pas ici-bas, mais bel et bien dans les cimes.
La fiction, grâce notamment à Giuliano da Empoli et à Marc Dugain, rend l’humain plus tangible – et ce n’est pas le moindre des paradoxes quand aboyer en meute a si souvent remplacé le défi d’apprendre, seul ou avec des partenaires multiples.

Martine Roffinella
Écrivaine-photographe ; prête-plume.