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Foise Cosson raconte la dignité d’une femme

« In Excelsis » est le roman de la « violence de l’alcool » exercée contre une femme par son mari jugeant qu’il a « tous les droits » sur elle. Car elle a dit « oui pour la vie, le meilleur et le pire », ce qui inclut, selon lui, le viol conjugal, notamment par sodomie. Quotidien d’une jeune femme d’abord « happée par le sol » puis retournant le « sablier » de sa vie « sur un nouveau devenir ».

« Je vais manger seule maintenant », dit Sophie, la narratrice de ce récit qui nous saisit dès la première page aux tripes et ne nous lâche plus, tant il suscite de réactions à vif. Chaque paragraphe nous atteint tout de suite en pleine chair ; nous comprenons en un éclair où nous sommes et de quoi il s’agit.

« Il a plu toute la cérémonie, à l’entrée, à la sortie et au cimetière » ; « il ne reviendra plus manger à cette table », ce mari qui « consommait des bières dès le réveil et tout au long de la journée et puis du pastis le soir ». Un « maître de maison que l’alcool rendait tout-puissant, orgueilleux et colérique ».

Elle a dix-sept ans et lui plus de trente-cinq lorsqu’ils se rencontrent. Il est « le premier homme de [sa] vie » et promet de l’épouser – ce qu’il fait ; mais au cours des dix années qui ont suivi, c’est bien la seule promesse qu’il a tenue.

« Avec l’alcool est arrivée la violence » – il la « martelait de coups de poing dans les seins et [l]’insultait », lui « écartant violemment les cuisses » alors qu’elle hurle de douleur, la sodomisant « avec une bestialité [qu’elle] ne pouvai[t] imaginer », et la traitant de « merveilleuse petite salope, de petit bijou ».

©RoffinellaMartine.

Pourtant, Sophie ne veut « en aucun cas être une victime » – « Je ne le serai jamais, n’ai jamais voulu l’être », dit-elle, car elle ne peut « supporter les humiliations qu’à cette condition (…) J’étais forte. Il ne m’avait pas encore brisée ».

Il parviendra cependant à ses fins – la laminer pour de bon – en l’obligeant à subir un premier avortement : « j’allais me trahir (…) un dégoût de moi avait investi mon âme (…) ». Elle pense alors que cet homme a raison, qu’elle est « nulle » à « tomber enceinte comme ça », telle une « gamine ignorante ». D’ailleurs elle vit une seconde grossesse, à laquelle il met un terme dans des conditions épouvantables – « je me suis évanouie alors qu’il me labourait le ventre » et « quand j’ai tenté de me lever, j’ai vu du sang sur les draps ». La porte a été verrouillée, les volets sont « impossibles à ouvrir », car il a « cloué une planche dessus à l’extérieur ». Son bébé meurt « dans une contraction terrible », elle a senti que son ventre « explosait », se « liquéfiait ».

Mais un matin, voilà que Sophie retrouve cet homme, ce mari non nommé, « assis sur le siège des toilettes, la tête tombée sur les genoux ». Il est « de marbre glacé, dur comme du bois » ; c’est un « amas de membres tordus », son visage a noirci, et son « ventre gonflé par l’alcool » ne dissimule pas « le sexe minuscule » qu’elle raille « d’un raclement de gorge et d’une grimace dégoûtée ».

©GillesJEAN

Que s’est-il passé ? Et cette disparition de son bourreau permettra-t-elle à Sophie de trouver « la paix et la force d’exister » ?

L’originalité du roman de Foise Cosson réside précisément dans la volonté manifeste d’éviter toute idée reçue et tout schéma manichéen.
La (re)conquête d’une dignité qui fut piétinée et saccagée jusqu’à l’indicible peut emprunter des chemins insoupçonnables et insouçonnés, que je vous invite vraiment à découvrir en lisant In Excelsis.
L’on y appréciera notamment l’hommage justifié aux professions d’aide-ménagère et d’aide-soignante – « l’autre vie » de Sophie qui l’a « toujours sauvée » et qui l’empêchera de se « claquemurer » dans ses « mutismes ».

Je termine par un petit exemple du style de Foise Cosson :
La Sainte-Vierge et Dieu lui-même ont passé leur chemin depuis bien longtemps, je les avais longuement suppliés quand la bête avinée qui puait l’anis me promettait ses ignominies depuis la cuisine. J’avais fait toutes sortes de marchandages avec le divin. Mon Dieu, mon Dieu, faites qu’il s’endorme, et je sautais du lit pour m’enfermer dans la salle de bains, il va se coucher et s’endormir. Bonne Sainte-Vierge, s’il vous plaît, je ferai tout ce que vous voudrez, j’irai à la messe dimanche, tous les dimanches… Il mettait son couteau dans la serrure de la porte verrouillée qui faisait clac et celle-ci s’ouvrait toute grande sur mon infortune.

@GillesJEAN.

Quatre questions à Foise Cosson

MARTINE ROFFINELLA : De quelle façon et à quel moment le sujet de ce roman s’est-il imposé à vous ? Est-ce une pure fiction ou bien avez-vous emprunté certains éléments au réel – si oui, lesquels ?

FOISE COSSON : In Excelsis est une fiction inspirée de faits réels. J’ai toujours été traversée par les émotions d’autrui – ces autres que j’ai longtemps portés, comme saisie d’un besoin d’aller vers les plus démunis pour me construire moi-même (ayant été dans une vie antérieure maire-adjointe au social et présidente d’une association d’aides-ménagères pendant vingt ans).

Je voulais mettre ensemble ce qui m’était resté de mes années de social mais ne souhaitais pas être simple témoin – je ne sais pas le faire, je n’ai pas le talent pour parler ou ameuter les foules pour dire la solitude, la souffrance, et je sais encore moins porter la revendication, je n’ai jamais manifesté. J’ai aimé être dans l’action au quotidien au plus près des gens, dans leur regard comme dans leurs attentes. Dans un contexte aidant-aidé, parler des autres c’est forcément parler de soi, ça ne m’intéresse pas.

Le roman, la fiction sont un outil phénoménal : dans un monde inventé, on peut mettre des vérités crues, on peut aussi s’arranger avec l’impossible ; avec les limites du vécu.

Depuis quinze ans, je me suis enivrée d’écrire. Si In Excelsis est mon premier livre publié, il est aussi mon quatrième roman… Dans mes autres récits il n’était point besoin de mettre « toute ressemblance avec… ». Ce sont des fictions pures. Mais c’est par eux, par ces fictions que je suis arrivée à In Excelsis, en me disant que j’avais le matériau en moi depuis longtemps et que je pouvais, et surtout que je devais m’en servir. Que le moment était venu.

M. R. : En écrivant ce roman, vous êtes-vous concentrée sur le destin de votre seule héroïne, Sophie, ou bien avez-vous eu en tête l’histoire – hélas – de milliers d’autres femmes battues et violées par leur mari ou compagnon ? En d’autres termes, pensez-vous que votre texte possède en quelque sorte une valeur de témoignage ?

F. C. : Quand cette idée d’écrire sur ce passé est arrivée à maturation, j’ai su que j’allais me servir de tout ce qui m’avait troublée, de ce que j’avais combattu ; mais surtout, je voulais donner à voir la force des femmes avec les renaissances possibles. Je souhaitais au plus profond de moi démontrer cela.

Je suis restée longtemps à l’écoute de mes pensées sans prendre de notes, sans en parler, j’avais tellement de sentiments accumulés, de faits et de situations à raconter. Je sentais que tout cela allait venir en bloc alors que dans mon esprit tout se mettait en place. J’étais en apnée dans un monde que je reconnaissais parfois de façon suffocante, c’était comme un vertige dans ma tête.

Il n’y avait que la fiction, plus je réfléchissais et plus la romancière en moi prenait de place.

Alors Sophie est arrivée dans ma rêverie d’avant écriture . J’ai su que c’était elle. Elle allait porter toutes les désillusions et tous les malheurs, les siens et ceux des autres. Tout m’est venu. J’ai établi une chronologie des faits, j’ai su immédiatement le point extrême que je voulais atteindre et suis allée vers lui dans un impitoyable récit, mêlant le quotidien et les terribles retours en arrière, tricotant la  réalité et la fiction. Sophie est une et plusieurs. Si elle semble porter l’acceptation de cette vie broyée, c’est parce qu’elle fait preuve d’une grande résistance intérieure ; elle compartimente ses vies, comme elle dit.

M. R. : Vous évoquez avec beaucoup de détails les métiers d’aide-ménagère et d’aide-soignante. Quelle était votre intention d’écrivaine, en partageant avec les lecteurs ces vies foisonnantes, souvent difficiles ? Aviez-vous un message particulier à glisser à l’intérieur du récit ?

F. C. : Les aides à domicile qui interviennent chez les personnes fragilisées sont bien sûr confrontées à toutes sortes de maladies et dépendances (cancer, Alzheimer, accident cérébral, difficultés physiques, problèmes dus à la vieillesse, etc.), mais se trouvent aussi en face de couples ou de personnes seules venant de tous horizons, de la dame âgée qui parle patois au chirurgien parisien venu prendre sa retraite dans ce village côtier, comme dans In Excelsis.

Ces travailleurs sociaux sont peu qualifiés, mal rémunérés, et n’ont pas toujours un nombre d’heures de travail suffisant pour vivre décemment. Il faut pourtant une grande qualité d’écoute, une belle empathie et une faculté d’adaptation de tous les instants pour exercer ce métier, car ils sont souvent le seul lien avec l’extérieur : leur aide et leur avis comptent énormément pour la personne malade ou vieillissante, seule très souvent et vulnérable.

Ils interviennent avant la maison de retraite, dans le décor habituel de la personne aidée, au sein d’un contexte familial qui n’a rien à voir avec les grandes structures que sont l’hôpital et l’Ehpad (Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes).

J’ai toujours été admirative de leur travail, de la disponibilité de certaines intervenantes, de l’amour et de l’affection qu’elles donnent tout en tentant, comme je l’explique dans mon récit, de rester professionnelles. Je les ai toujours soutenues dans les moments difficiles, les chocs qu’elles devaient parfois encaisser ; je les ai défendues auprès des services sociaux et municipaux en les responsabilisant, en leur donnant la parole. Elles savent ce que vivent les personnes dépendantes, elles sont au plus près de la souffrance et de la solitude quotidienne, parfois dans un huis clos.

Il peut y avoir une grande misère affective chez la personne âgée dépendante, elle est souvent dépressive parce que le conjoint est parti et que l’entourage, la famille, les enfants, trouvent ça normal, dans l’ordre des choses… Elle ne dit rien, subit cet abandon et cette fin de vie en attendant la mort. Dans mon rôle de responsable, le caractère, la disponibilité mentale et l’optimisme de la salariée avaient un poids sur les dossiers que je confiais et dont je devais faire brièvement l’analyse ; je l’écris à un moment au sujet de ce monsieur qui se croit tout permis avec les femmes, « je lui enverrai Sylvie…elle saura comment faire… ».

M. R. : Peut-on selon vous se reconstruire, renaître, retrouver confiance en l’amour après pareille dévastation ? Quel est au fond votre désir secret de romancière, en nous offrant l’histoire de Sophie ?

F. C. : Oui, je pense que oui. Comme le dit Boris Cyrulnik : « Un coup du sort est une blessure qui s’inscrit dans notre histoire, ce n’est pas un destin… »

Sophie est réceptive à saisir sa chance, elle sait qu’elle peut fermer la porte sur ce passé qui l’a meurtrie, elle a « de possibles rêves » ; elle sait, au lendemain de la mort de son mari, que « quelque chose va venir indéniablement, il y a une percée de lumière dans cet horizon morose ». À un moment de sa vie elle a été vulnérable, ce n’était pas une faiblesse de sa part, ne nous moquons pas, cela peut nous arriver demain : pas forcément d’être violentée par un alcoolique qui, dans son malheur, a perdu sa dignité, mais la maladie ou la perte d’un être cher peut nous rendre vulnérable… Dans ce monde où il faut être fort tout le temps et où on ne parle que de ça, je pense que la vulnérabilité est un atout. Elle permet la renaissance, la possibilité de reconnaître des épiphanies que l’on n’aurait pas soupçonnées, mais aussi un autre regard sur les autres et une humilité qui ouvrent bien plus grand tous les devenirs.

Comme beaucoup de femmes, j’ai tenté de réaliser mes rêves par tous les moyens, parfois dans l’abnégation, parfois dans l’acceptation. Comme Sophie nous cherchons la lumière, il était impossible pour moi qu’elle ne la trouve pas. J’ai laissé le lecteur imaginer le futur bonheur de mon héroïne, je l’ai mis sur ce chemin… Pour que finissent les « Malheurs de Sophie » qui m’ont inspirée enfant, pour respecter aussi le « Choix de Sophie », livre de William Styron, qui m’a tant marquée… Je ne prévois pas de suite à In Excelsis, comme on me le demande, mais il y aura d’autres histoires avec d’autres Sophie, puisque ce prénom est le fil rouge de tous mes romans.

In Excelsis, roman, par Foise Cosson, aux Éditions Encre Rouge, 20 euros.

Sur Twitter : @foise_cosson

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