Tristan, de Clarence Boulay, vous emporte exactement là où toute œuvre romanesque espère vous emmener : un ailleurs à la fois mystérieux et connivent où l’alchimie du bonheur de lire se produit. Un endroit où le plaisir de la découverte le dispute à la complicité entre la main qui crée et celle qui tourne les pages.
L’héroïne s’appelle Ida. Elle quitte (sans son « boyfriend » qui « n’a pas pu venir », faute de place sur le bateau) le port du Cap à bord d’un langoustier, lequel devra traverser l’Atlantique Sud pour rejoindre l’île de Tristan, connue pour être officiellement, disent les guides, le lieu le plus isolé au monde.
« La sirène rugit, inondant l’océan. (…) Mes yeux ruissellent sans que je m’en aperçoive. L’émotion du départ, la crainte inavouée de l’inconnu, le tressaillement des vagues. Courants d’air, sanglots, embruns, écume, épave. (…) J’ai l’impression que l’image floutée du port du Cap englouti sous mes larmes se retrouve enclose en moi, comme si ce paysage vaporeux s’invitait dans mon ventre. (…) Qui, de l’air ou de moi, tournoie ? »
Après sept jours de mer insolites, Ida arrive sur l’île – « In the ocean, a glint, an island » – qui, « par son surgissement, donne l’impression d’être parachutée à l’instant, juste devant nous, juste pour nous ».
Elle y est accueillie et logée par un couple, Vera et Mike, et découvre peu à peu la vie insulaire – « j’ai l’impression d’entrer dans un conte, dit-elle, de parcourir un dessin, comme si tout ce qui m’entourait était à la fois réel et complètement illusoire ».
Qu’est-ce qui est si différent du continent ? Ida est « subjuguée par la puissance qui se dégage du paysage. Pourtant, rien de spectaculaire : les parois du volcan, l’océan, le vert des collines et le silence, assourdissant ».
Ida est illustratrice. Chaque jour elle dessine et écrit, tirant « un long trait » de sa « feuille jusqu’à la mer », ce qui ponctue le récit de petits encarts intimes que nous partageons avec Léon, le boyfriend, à qui elle s’adresse avec beaucoup de tendresse, « heureuse d’être là, d’être enfin arrivée, d’avoir rejoint ce point, cet îlot minuscule que, tant de fois sur la carte, ensemble, nous avons observé ».
Et plus loin : « Léon, Où sont tes bras ? Où est le corps que je dérobe à la nuit et qui me complète ? Deux mois, m’a dit la femme. Dans deux mois, tu seras là. »
Mais voilà, il se produit un naufrage. Dont l’ampleur aura des répercussions plus qu’inattendues. Un cargo s’échoue sur l’île aux Oiseaux – Bird Island, à vingt miles de Tristan. « Personne n’y habite, mais c’est l’un des principaux lieux de reproduction des manchots » – lesquels sont vite mazoutés en nombre, à cause des nappes de fuel qui s’étendent et les engluent, « leurs ailes et leur dos anthracite sont maculés d’une pâte noire et visqueuse. Certains d’entre eux sont statufiés, les yeux clos, on les croirait morts debout ».
Ida accepte alors de participer à l’opération de démazoutage sur Bird Island. Avec Saul, dont les « gestes sont d’une assurance et d’une agilité remarquables », et « deux autres hommes ». Ils seront coupés de tout pendant plusieurs jours en raison de très mauvaises conditions météo et de la trop « forte houle ». Le désastre est partout. Ida travaille avec Jimmy ; « Saul et Stan, plus costauds, nettoient les rochers à l’aide d’un jet haute pression ».
Très vite, Saul devient « cette masse, cette ineffable matière, cette chair mouvante dans laquelle je me noie », dit Ida, « et qui, aussi douce que puissante, m’ensevelit sous son aile ».
Saul, homme marié et père de famille, avec qui « aucun repère ne résiste ». « Autour de nous, le sol se liquéfie, les murs fondent un à un et libèrent une voie sur laquelle s’engouffre notre matelas déserteur. »
Dans cette sorte de huis clos que constitue l’île aux Oiseaux, jouée seule au milieu des éléments hostiles et démontés, une histoire se noue, tressée à vif dans deux cœurs électrisés.
Un « cri », un « hurlement » qui « lâche, qui jaillit, qui valse à grands pas ». Tout rompt, Saul « s’échappe, il court le plus vite possible, laissant derrière lui quarante années de sécheresse, de promiscuité, de “il faut” (…) Au diable la morale, la bienséance et les histoires de famille (…), Saul abandonne un à un ses habits de père, de mari, de pêcheur, de berger, d’homme robuste et responsable, pour m’offrir un corps nu, dépouillé de conventions et de statut, un corps dense, saillant, presque encombrant, un agrégat de muscles serrés, façonnés comme l’est la roche par la houle et le vent. »
Quelque chose se vit – que nous envions à la narratrice, et qu’il serait sacrilège de trop dévoiler ici : il faut lire Tristan, découvrir la formidable écriture, poétiquement près de l’os, et le sens aigu du récit qu’y développe Clarence Boulay.
Ida, son héroïne, sait parler à cette autre personne qui est en nous et que nous laissons rarement s’exprimer. Pas seulement la folie. Pas uniquement l’amour fantasmé. Pas simplement l’abandon. Ida nous emmène dans ses espaces, ses champs de mots si justement dessinés, tout en nous laissant la possibilité de crayonner notre propre histoire dans la sienne – vivre, en surimpression au sien, notre désir d’aventure, aussi illégitime qu’il soit.
Et refermant l’ouvrage, « la question me hante et me torture l’esprit : l’amour en huis clos, est-ce forcément faux ? ».
Tristan, de Clarence Boulay, éditions Sabine Wespieser, 18 euros.