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L’écriture Wittig

« Nous avons tous écrit ce livre », dit Duras dans sa postface, mais « une seule d’entre nous a découvert cet Opoponax que nous avons tous écrit ». Lauréate du prix Médicis en 1964 pour cet ouvrage qualifié de chef-d’œuvre, Monique Wittig « parle » l’enfance en version originale.

Il y a sûrement un monde entre l’enfance selon Wittig et celle d’aujourd’hui, que l’on dit accaparée par la technologie numérique et en rupture avec les générations nées sans.
En apparence, les petites filles et les petits garçons dont nous faisons la connaissance dans L’Opoponax – qui écrivent avec un « porte-plume qu’on trempe dans l’encre violette », la plume « racle le papier, les bouts pointus s’écartent on dirait qu’on écrit sur du buvard, après le bec est plein de barbes », donc on « écarte les deux parties du bec » et ensuite les « bouts pointus ne se remettent pas ensemble ce qui fait qu’on écrit double » – n’ont plus grand-chose à voir avec les enfants connectés à Internet et aux réseaux sociaux.

Et pourtant, ce « monde », pour ne pas dire ce mur infranchissable qui se dresse entre les générations d’après-guerre et celle(s) du 21ème siècle, est en réalité transparent : les enfants dont nous partageons les premières années dans L’Opoponax sont les mêmes, rien n’a changé dans leur perception de la vie et de la mort qui s’exprime au moyen d’un « langage objectif pur », dit Duras, et qui peut passer pour de l’insensibilité : « C’est un bébé sans cheveux qui a les yeux fermés. C’est tout à fait comme s’il n’avait pas pu les ouvrir, comme les petits chats qu’on ne veut pas garder […] Une morve épaisse sort des narines du bébé mort. La mère l’essuie avec un mouchoir. Elle fait avec du coton hydrophile des mèches qu’elle enfonce dans les narines du bébé pour les boucher […] On quitte la pièce à reculons » – mais ensuite « on se bouscule », on « chuchote », on voit que des « fleurs de marronnier sont tombées dans la nuit », et Véronique Legrand dit à monsieur Ponse « vous ne m’attraperez pas ».

De tout temps il y a eu (et il y aura toujours) un Robert Payen pour entrer « dans la classe le dernier en criant qui c’est qui veut voir ma quéquette » – et une nouvelle, une « fille à la tignasse » à qui on « cherche des poux » et qu’on « attaque à coups de règle », ou encore des « armées » qui s’affrontent : « On hurle, on piétine sur la route […], on regarde de près l’arme que chacun a choisie, on fait des critiques, on se demande si on ne ferait pas mieux de prendre un grand pieu comme Vincent Parme plutôt qu’une fragile épée de buisson […], on voit que Véronique Legrand a un arc et les flèches qui vont avec, on se demande si ce n’est pas préférable encore au pieu de Vincent Parme. »

©MartineRoffinella.

L’Opoponax est un livre unique parce que justement toutes les époques s’y concentrent, grâce à l’écriture de Monique Wittig qui, comme le souligne encore Duras, est « la langue exacte de l’Opoponax », c’est-à-dire le moyen d’expression pur de l’enfance, sans cette espèce de nostalgie ou de recul moralisateur que l’adulte narrateur lui ajoute en le détanurant.
L’ouvrage n’utilise pas le souvenir comme vecteur – c’est une sorte d’anti-madeleine-de-Proust qui nous restitue sans les commenter ni les réglementer, et encore moins les expliquer, les événements qui ponctuent horizontalement, telles des cartes à jouer juxtaposées, cette insaisissable période qui court de la petite enfance à l’adolescence.

La mémoire est neuve, la sensibilité ne dispose pas de références antérieures. Le regard est mobile ; il dresse, de façon simultanée, toutes sortes de constats sans leur chercher de lien ou de points communs. « On » découvre sans raisonner, avec ce qu’un adulte considérera comme de la froideur ou parfois même de la cruauté, alors que la langue de L’Opoponax s’attache, comme le dit Duras, à « déblayer et dénombrer » l’univers de l’enfance – rien de plus.
Le génie de Monique Wittig est de révéler, avec une exactitude stupéfiante, ce processus de « dénombrement » si spécifique qu’aucun adulte ne peut jamais plus appréhender.

Extrait, p. 124 :

« On ne parle pas. On écoute les bruits. Il y a des vols d’insectes saccadés tout près. Quand ils ont fini on entend du silence puis un bourdonnement continu et qu’on dirait lointain. On se rend compte que c’est le bruit fait par tous les insectes qui sont en train de voler à ce moment-là, que c’est un bruit très fort qui ne peut pas se confondre avec le bruit des gens qui sont dans les champs. On se rend compte avec ce bourdonnement qu’il y a là un monde différent duquel il n’est pas possible de faire partie. »

Pour finir, qu’est-ce que c’est, L’Opoponax ?

C’est celui qui dit qui l’est. Vous, moi, et ce ciel au-dessus de nous « en forme d’orange vidée qu’on a coupée pour faire un hémisphère ».

©MartineRoffinella.
Monique Wittig : L’Opoponax, Les Éditions de Minuit (« double » n°110).

 

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2 commentaires sur “L’écriture Wittig”

  1. Un univers singulier en effet pour qui n’a pas encore lu ce livre qui a marqué son époque. A travers cet article, j’ai l’image des écoliers de Robert Doisneau et aussi les pages d’observation de Marguerite Duras autour des mouches, des choses simples du quotidien que personne ne sait voir, mais que la patience et l’ouverture face au néant d’un écrivain révèle au présent, au coeur de l’instant, pour convoquer la vie, la chair de la vie, bien en face de l’humain éveillé… Merci pour ce coup coeur Roffinellanesque !

    1. Exactement. J’ai évolué dans ce sillage. Et merci à Martine Roffinella de ce regard perspicace sur une femme, étonnamment fruit et fondatrice à la fois d’une époque qui a laissé bien des traces non seulement sur celles qui l’ont vécue, mais ensuite. Plus que les mots et les choses, les mots simples pour dire les petits riens. Cela a formé une génération de femmes et les a rendues particulièrement humaines, je veux dire : compréhensives envers les faiblesses de l’humanité. (Me semble-t-il.)

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