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Les ficelles de Jean Dézert

L’auteur des Dimanches de Jean Dézert incarnait une poésie qui, selon François Mauriac, « avait gardé intacte en lui la grâce de l’enfance ». Tué à la guerre la même année que la parution du texte, en 1914, Jean de La Ville de Mirmont n’avait alors que vingt-huit ans – et nous laisse cette œuvre d’une piquante élégance tout autant que drôle et subtilement espiègle. Qui est donc ce Jean Dézert, qu’aujourd’hui nous regarderions (sans doute un peu vite) comme un anti-héros moderne ? Un jeune homme « vêtu d’incolore », maigre avec une « figure longue », qui vit à Paris dans une presque totale solitude et une quasi parfaite monotonie. Il n’est qu’un « figurant » du monde où il fait ce qu’il y a à faire : « Lorsqu’il pleut, il ouvre un papapluie et retrousse le bas de son pantalon. » Employé au ministère de l’Encouragement au Bien (Direction du matériel), il n’est pas ambitieux car « il a compris que les étoiles sont innombrables », ni même envieux, mais plutôt « résigné », ayant « perdu toute illusion sur l’étendue de son jardin, la fertilité de ses massifs et le pittoresque de ses perspectives ». Un candide qui prend une sorte de contrepied à celui de Voltaire – l’injonction à « cultiver son jardin » étant ici tombée sur un os. Jean Dézert s’accommode de tout « sans s’occuper du reste et sans penser à mal ». Le soir il dîne de deux œufs sur le plat dans l’établissement de Madame Chênedoit, près de chez lui rue du Bac, et il y retrouve son « seul ami », un dénommé Léon Duborjal. Mais ils ne se rencontrent jamais que là – « chacun est pour l’autre un accessoire de sa nourriture ». Une fois rentré chez lui, il tient à jour un agenda « dont il a fait son livre de raison ». Par exemple au 10 octobre, Saint Paulin, il a noté : « Néant. »
La description des (non-)activités de Jean Dézert est une suite de bonbons stylistiques à rouler goulûment sous la langue non sans pouffer – personnellement j’ai pas mal de points communs avec lui mais chut. Le narrateur donne ici une sorte de condensé de sa personnalité : « Si Jean Dézert était un pantin, je dirais qu’il lui manque plusieurs ficelles, car, en vérité, le Maître de nos Destinées semble toujours tirer sur la même. » [Je confirme.]

Photo : ©MartineRoffinella

Mais le meilleur est à venir, d’une créativité admirable d’humour et qui, par le biais de dialogues et de situations en lisière de l’absurde (quoique), nous offre un véritable orgasme littéraire. Jean Dézert, qui passe sa semaine à attendre le dimanche, décide d’occuper cette journée « d’une façon à la fois ingénieuse et instructive » : il a conservé minutieusement toutes les publicités et prospectus que de « vieux messieurs déchus » lui ont tendus dans la rue et décide de les expérimenter. Il commence par les « Piscines d’Orient – Bains chauds pour les deux sexes. À toute heure. Confort moderne. Massage par les aveugles » – mais pas de chance, « le » masseur avait à faire ailleurs un dimanche, l’informe-t-on, ce qui déclenche une suite de questionnements et de déductions hilarants : « La destinée de ce spécialiste cité au pluriel sur le prospectus (encore une exigence de la réclame actuelle [sic]) excite vivement [s]on intérêt. » Il essaie ensuite « le lavatory rationnel, coupe 50 centimes, barbe 25 centimes, soins antiseptiques », teste la coupe « à la Charles Baudelaire » et en sort « hideux », avant de prendre place, rue de Vaugirard, dans un restaurant végétarien « antialcoolique » et offrant des « spécialités hygiéniques » comme des « sous-vêtements poreux ». Régal en vue. Pendant que nous rions de bon cœur à la description de ce qu’il commande et à ses commentaires assortis, voilà que l’impayable Jean Dézert se met à échanger quelques mots avec un client qui ne s’alimente que de pain après avoir essayé, pendant trois mois, de manger soixante bananes par jour : « Ma pensée s’alourdissait », explique-t-il avec sérieux – et nous voulons bien le croire ! Situation burlesque présentée de façon si naturellement évidente et avec tant de clins d’œil littéraires que nous en venons à nous demander si c’est du lard ou du cochon : un comble chez les ancêtres des veggies et qui ne manque pas de sel puisque je suis moi-même végétarienne de longue date ! Bien sûr, dans le périple dominical de Jean Dézert, il y a l’inévitable prospectus qui le conduit à consulter une voyante – Mme Thérésa de Haarlem, qui le prévient d’avoir à se méfier « d’une femme aux cheveux noirs, bien qu’une jeune fille blonde s’intéressât à lui ». Une presque lapalissade dont la pertinence désopilante est toujours d’actualité ! Le pire, c’est que Jean Dézert va la faire, cette rencontre avec une jeune femme – Elvire Barrochet, dont le père – détail croustillant – vend des couronnes mortuaires. La scène de leur première rencontre au Jardin des Plantes est un monument d’échanges irrésistibles, parfois très décalés, où ce qui pourrait être pris pour de la candeur est en fait la possibilité d’une double lecture, bien plus cynique celle-ci, à propos de la relation amoureuse. De prime abord, l’on pourrait taxer Jean Dézert de maladresse, voir d’un brin de goujaterie, ou le soupçonner de fadeur intellectuelle – mais que nenni ! En réalité, ce sont tous nos codes de bienséance, cet « art de la conversation » où il s’empêtre avec crédulité, qui sont tournés en ridicule – le cirque social en somme, où nous autres pantins jouons les intéressants.

Jean de La Ville de Mirmont, bien que fort jeune quand il écrivit ce texte, fait montre d’une habileté ingénieuse en présentant au lecteur un personnage en apparence asocial et faussement candide. Jean Dézert s’autorise la lucidité tout en incarnant nos travers. Il est chaque humain ici-bas, et il est aussi celui qui observe. Un personnage qui ne s’emboîte cependant pas à la façon des poupées russes mais bien plutôt se déplie horizontalement, comme découpé en des millions d’exemplaires, tout en étant celui qui tient la paire de ciseaux. Le procédé littéraire est admirable – et le plaisir que nous y prenons est inédit. Qu’adviendra-t-il de ce début d’idylle entre Jean Dézert et Elvire Barrochet ? Sachez que subitement, et à la suite d’un échange dont je ne révélerai rien, elle s’aperçoit qu’il a « la figure trop longue ». Il ne vous reste qu’à vous plonger dans Les Dimanches de Jean Dézert pour savoir ce qui arriva ensuite – et si ce fut une question de vie ou de mort. Une fois que vous aurez dégusté comme il se doit cette chute incomparable, vous pourrez aussi goûter aux poèmes et aux contes qui sont contenus dans cette édition et qui vous permettront d’apprécier tous les talents de Jean de La Ville de Mirmont, qui n’eut que peu d’années de vie pour les exprimer.

Martine Roffinella
Écrivaine-photographe

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