Aller au contenu

Vivre comme Victoire

Évoquant l’un des aspects les plus rebattus de la pensée nietzschéenne, selon lequel ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, Salman Rushdie s’interroge : « Est-ce vrai ? Réellement ? »  Et s’il est une personne en droit de se poser cette question loin d’être anodine, c’est bien l’écrivain qui, après avoir survécu pendant plus de trente ans à sa condamnation à mort par l’ayatollah Ruhollah Khomeyni[1] suite à la parution de son livre Les Versets sataniques, est sauvagement attaqué au couteau le 12 août 2022 par « le A. ». Rushdie refuse de nommer autrement son « aspirant assassin » que par « le A. » comme âne, car s’il a été poignardé partout à une quinzaine de reprises – au cou, à l’œil, à la main, au foie, à la poitrine, aux entrailles… –, c’est, et de façon effarante, sans motif réellement explicable ou étayé, car les Versets sataniques ne sont pas en cause.
Pourtant, Rushdie, quand il voit « cette silhouette meurtrière » fondre sur lui, est persuadé que c’est la concrétisation de la fatwa lancée contre lui plus de trois décennies auparavant. « C’est donc toi. Te voilà », pense-t-il au moment où l’homme le frappe. « Pourquoi maintenant, après toutes ces années ? » Mais en réalité, ce « A. » « absurdement jeune » ignore, du haut de ses vingt-quatre ans, à peu près tout de celui sur qui il va s’acharner : il a, de son propre aveu, « à peine lu deux pages » des écrits de Salman Rushdie, se contentant de visionner quelques vidéos sur YouTube où il l’a trouvé « hypocrite ». C’était à ses yeux « parfaitement suffisant » pour le frapper à mort, et de la façon la plus sauvage qui fût. Est-il une espèce d’incarnation du Lafcadio que Gide met en scène dans Les Caves du Vatican et qui tue sans motif un inconnu en le jetant hors d’un train en marche ? s’interroge Rushdie. Le « A. » aurait pu utiliser une arme à feu et même tirer à distance, mais il a choisi « une forme de proximité ». Car le couteau est « une arme de combat rapproché et les crimes qu’il commet créent une rencontre intime ». Et c’est bien ce qui interroge le plus – autant l’homme qui ne dispose à ce moment-là que d’une « toute petite chance de survie » que l’écrivain qui déroule ensuite l’avant et l’après de cet attentat en même temps que nous partageons son questionnement.

Au-delà de la lutte pour « Vivre. Vivre. » et des insupportables souffrances physiques qu’elle implique, entre ce qui peut être sauvé, réparé ou pas du corps charcuté d’un homme de soixante-quinze ans, Le Couteau place au centre du débat le fondement même de l’existence humaine. Ce qui la compose, la motive et la sous-tend – ses zones de vulnérabilité non visibles, qui peuvent être assassinées alors que les organes, eux, se restaurent.
« Qui suis-je ? » se demande Rushdie – et en l’occurrence, la question de savoir si, entre le 11 et le 12 août 2022, soit avant et après l’attentat, l’écrivain est devenu « une autre personne » est cruciale, car une fois le corps à peu près redevenu fonctionnel, quid de la veine artistique ? A-t-elle été tranchée au couteau, elle aussi ? Salman (le moi privé) saura-t-il inventer un nouveau lien avec Rushdie (la personnalité publique) ? Plus nous avançons dans notre lecture, et plus l’incroyable destinée de l’écrivain nous concerne, nous importe au plus haut point, avec cette impression/conviction que de ses analyses, de ses regards lucides et de ses déductions dépendra aussi notre liberté de penser – et surtout d’aimer. Car Le Couteau est avant tout un livre sur l’amour. Sur une histoire d’amour qui a pris naissance en 2017 avec la romancière, poète et photographe Rachel Eliza Griffiths, et à qui on annonce le 12 août 2022 : « Il ne va pas s’en sortir. »
Ils s’étaient dit l’un à l’autre : « Tu es mon être. » Et puis une lame s’est interposée en même temps que son détenteur. Eliza fait preuve d’une capacité de don inouïe, d’une constance et d’une force indescriptibles qui m’ont, à titre personnel, totalement bouleversée. De même que m’a très profondément touchée le moment où le couple retourne sur le lieu où l’écrivain a été poignardé, alors qu’il s’était rendu seul, sans Eliza, à Chautauqua (nord de l’État de New York) pour y donner une conférence sur, ironie du sort, « l’importance de préserver la sécurité des écrivains ». À la fois pour se trouver – l’attaque a-t-elle fait de lui sa « créature » ? – et pour faire revivre à son épouse ce moment où le « A. » a voulu trancher sa vie mais aussi celle de leur couple, Rushdie montre tout à Eliza. « Il est arrivé en courant, il a monté ces marches ici. Et puis l’attaque. Et quand je suis tombé, c’était à peu près là. Ici exactement. » Nous sommes suspendu/e/s au souffle d’Eliza, à la voix de Salman. Quel couple peut-il survivre à la violence d’un tel désir de destruction ? Comme pour la création littéraire, Rushdie va plus loin que le questionnement et recompose inlassablement la partition de la vie dans tous ses états. Lisez Le Couteau, et à propos d’amour, à propos de liberté (ce qui est au fond, ou qui devrait l’être, la même chose) vous allez vivre une transfiguration.

Martine Roffinella
Écrivaine-photographe.

[1] Il existe plusieurs orthographes de ce nom. C’est apparemment celle du Larousse qui a été retenue ici : https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Ruhollah_Khomeyni/127427


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *