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Une écrivaine et son éditeur déshabillent leurs solitudes

Rozenn Guilcher publie aux éditions Sulliver, dirigées par André Bonmort, « Déshabiller nos solitudes ». Un époustouflant recueil de nouvelles « en lisière de conscience, là où les émotions naissent », qui m’a donné très envie de convier l’écrivaine et l’éditeur à venir converser ensemble de cette parution.

Rappelant au lecteur « combien nos vies sont incertaines et combien le “vivre ensemble” est à la fois prodigieux et fragile », Déshabiller nos solitudes paraît dans la collection « Littératures actuelles » des éditions Sulliver (que je connais pour y avoir publié deux titres[1]).

Cette collection a été créée en 2008 et compte aujourd’hui près de 50 titres, en provenance de 25 auteurs. Elle « s’est donné pour objectif de faire entendre des voix singulières, hors des codes et des modes, des textes forts, tant par la tenue de leur écriture que par le choix des sujets abordés. L’interrogation sur la place de l’humain dans le monde instable où nous vivons constitue le fil rouge reliant les textes entre eux », nous explique André Bonmort.

Chez Sulliver, on mène encore (et indépendamment des obligations dites commerciales) une vraie « politique d’auteurs », puisque Déshabiller nos solitudes est le quatrième titre de Rozenn Guilcher publié par la maison, après un roman, La Fille dévastée, en 2009, et deux autres recueils de nouvelles, Des nouvelles du monde en 2010 et Futura en 2013.

Pour évoquer voire décrypter le travail si envoûtant que nous donne à lire Rozenn Guilcher dans chacune de ses nouvelles, où elle « dénude mot à mot ces régions mentales si vulnérables où s’assemblent – ou bien se délitent – les liens qui nous unissent », j’ai invité l’écrivaine et l’éditeur à nous offrir leur précieux dialogue.

[1] État d’un lieu désert, 2015 ; Rien entre nous, 2016.

Conversation entre Rozenn Guilcher, écrivaine,
et André Bonmort, directeur des éditions Sulliver,
autour de Déshabiller nos solitudes

ANDRÉ BONMORT : Dans Déshabiller nos solitudes, les sujets des vingt et une nouvelles et les manières de les traiter sont extrêmement variés, et pourtant il se dégage de l’ensemble une étonnante impression d’homogénéité. Comment expliqueriez-vous ce petit miracle ?

ROZENN GUILCHER : Ah, un miracle … je ne sais pas. Je pense que ça a à voir avec ma forme d’écriture et aussi ma façon de composer un recueil. C’est un travail assez musical. Plutôt que de « miracle », je parlerais de « résonance ». Il y a plusieurs strates de résonances.

Ce recueil ne rassemble pas toutes mes nouvelles abouties. J’ai plutôt une démarche intuitive : je sens que cette nouvelle a sa place ou non, qu’elle fait écho. Je l’entends.

Je ne travaille pas d’une façon raisonnée ni raisonnable. Mon écriture est poétique jusque dans le choix des nouvelles. Il s’agit de l’espace du sensible. C’est une petite construction bricolée, fragile, faite de silences, de respirations, d’endroits blancs. C’est certainement dans les creux que la vie est perceptible et prend de l’épaisseur. Et je dois dire que je ne sais pas tout à fait ce que je fais. Ça m’échappe, ça glisse. Et je laisse faire ça. Je pense qu’il y a une dimension souterraine qui rassemble, qui tient l’ensemble. Je ne sais pas la nommer ni la saisir.

Déshabiller nos solitudes est ancré dans le quotidien, dans ce qui fait obstacle aussi. Comme si chacune des nouvelles était une partie de notre humanité. Des mères, des frères, des enfants, des sœurs, des grands-mères. Une humanité poétique ?

Déshabiller nos solitudes tourne autour de la vie de tous les jours, et aussi, je crois, de ce qui est caché : les fêlures, les dysharmonies, les choses qui ne sont pas ce qu’elles semblent être. Et comment faire avec ? Et puis l’amour sous toutes ses formes : amour rêvé, perdu, arrêté, fané, impossible, parti, différent, filial, exilé, égaré, manqué, nostalgique, fou, déchiré, enfantin, anonyme, incertain.

Peut-être que toutes ces petites choses créent le « miracle-mirage » d’une seule chose ?

ANDRÉ BONMORT : Cette « chose », en somme, pourrait être la fragilité – oscillant constamment entre contraintes et prodiges – du « vivre ensemble ». Et c’est bien, en effet, l’une des qualités majeures de ce recueil : rendre accessible au lecteur cette ligne de crête, cette région mentale si incertaine où s’assemblent – ou bien se délitent – les liens qui nous unissent.

Seule une grande maîtrise de l’écriture peut permettre de tenir un tel équilibre sur la durée d’un livre. Et quand vous dites que vous « laissez faire ça », vous parlez des idées et des sensations qui conduisent à la première apparition du texte sur la page, et à son ordonnancement. Mais ne faut-il pas, dans un second temps, un travail sur la langue relevant plutôt de la mécanique de précision ?

ROZENN GUILCHER : Je vais peut-être vous surprendre, mais je ne travaille pas la langue. Je ne travaille pas ce vivant, je le capte. Mes textes ne sont pas raturés, réécrits : chaque fragment est intact. Ça s’écrit comme ça. Parfois, je pense que mon écriture est une rivière. Je saisis ce qui vient. Je me laisse faire par les mots, sans jugement, sans logique. J’accepte de ne pas savoir ce que je fais.

J’écris dans un petit cahier. Il peut y avoir plusieurs mois d’écriture sans que je relise. Quand je tape sur mon ordinateur ce que j’ai écrit, je commence à percevoir des orientations de l’écriture. Ensuite, vient une seconde phase qui consiste à rassembler les fragments qui se ressemblent, qui semblent parler d’une même thématique, qui appartiennent à une même voix. À partir de ce moment-là, je sais qu’une nouvelle sur une femme qui a perdu son bébé ou l’histoire d’un attentat, est en train de naître. Cependant, je ne sais pas le reste : comment ça se déroule, quelle est la fin… Le titre de la nouvelle s’impose souvent à ce stade.

Il y a encore une étape d’écriture : j’ai identifié le sujet de la nouvelle et j’écris d’autres fragments.

Enfin, je compose : je déplace, je relis à voix haute, j’écoute, j’enlève, j’ajuste. C’est une question de musique, de rythme, de silences.

Et puis : ça tient. Ça tient debout.

C’est sans doute là que je ressens le « miracle-mirage ». C’est sans doute ce qui donne ce vivant à mon écriture. Je saisis la vie, je ne décide pas tout à fait car je me laisse embarquer par la vie des mots. C’est assez artistique. D’ailleurs, quand je lis mes textes en public, j’entends exactement ce que j’entendais au moment de l’écriture. Je reviens dans ce temps de l’écrit. En fait, je n’ai aucune idée du lecteur. Quand j’écris, je vis. Je suis totalement là maintenant.

ANDRÉ BONMORT : C’est plutôt de la magie de précision, alors ! En tout cas, vous faites partie de ces auteurs rares (trop rares !) qui insufflent l’énergie et la charge émotionnelle de la poésie dans le grand corps souvent trop flasque et trop sage de la littérature. Ce qui fait que votre écriture est très personnelle, immédiatement identifiable. Diriez-vous qu’elle ne ressemble à aucune autre, ou vous reconnaissez-vous des modèles, ou au moins des filiations avec certains grands aînés ?

ROZENN GUILCHER : Je ne sais pas dire si mon écriture ne ressemble à aucune autre. Je n’ai aucun modèle. Mon écriture est un espace de liberté inouï.

J’ai beaucoup lu et je lis un peu moins maintenant. J’ai des « dialogues » avec certains auteurs, et depuis longtemps. Avec Henri Michaux, ses écrits insaisissables, ce « Je suis né troué » (extrait de Ecuador) qu’il promène dans la vie. Marguerite Duras aussi. Cette voix froide qui dit tout dans ce qu’elle ne dit pas. Et puis les auteurs découverts par hasard dans les bibliothèques, les penseurs, les poètes. Des livres très différents. Et puis, j’oublie ce que je lis. Tout me compose car je composte les mots, les sensations, les émotions vécues pendant la lecture. Je recycle. J’absorbe le monde, ça infuse, ça se perd et ça se retrouve en traces fragmentaires. C’est comme un territoire qui est redonné dans l’écriture, un territoire imprégné de tout ce qui me traverse : livres, personnes rencontrées, films, vent, bouts de phrases, parfums, regards, émotions, rires, couleurs. La vie ?

Déshabiller nos solitudes, Rozenn Guilcher, éditions Sulliver, 15 euros.
En savoir plus.
Site des éditions Sulliver : http://sulliver.com
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4 commentaires sur “Une écrivaine et son éditeur déshabillent leurs solitudes”

  1. Un entretien très intéressant qui donne envie de découvrir ce recueil même si j’ai des difficultés à lire les nouvelles.
    Je découvre aussi des éditions que je ne connaissais pas.

    1. Je suis l’auteur de « Déshabiller nos solitudes ». Je pense que mon recueil se lit dans une globalité : chaque nouvelle résonne avec les autres et elles dessinent ensemble une géographie, un relief, un paysage humain. Une expérience à tenter ?!
      Rozenn Guilcher

      1. Oui, sûrement ! Mon problème avec les recueils de nouvelles est le suivant : j’en lis une, j’apprécie et il m’est impossible d’entrer dans la suivante immédiatement. J’ai besoin d’un temps d’arrêt. Mais ça m’énerve moi-même car j’aime les nouvelles !

        1. Le mot « immédiatement » est important. Le temps, l’espace entre les choses. Et si nous nous autorisions à aller lentement, à savourer ? La nouvelle, c’est comme un plat délicat. Peut-être à déguster, une par une ? Car la nouvelle, c’est toute une histoire !

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