C’est un ouvrage à multiples facettes que l’on peut lire de différentes manières, en empruntant plusieurs entrées – voire quelques portes dérobées –, pour s’y glisser, y fureter, s’étonner puis s’interroger sur l’éclatant aveu qu’offre René de Ceccatty dans « Mes années japonaises ».
« Que suis-je en train de faire ? » s’interroge l’écrivain face à l’une des aventures littéraires les plus difficiles et risquées qui soit. « Une incision chirurgicale dans un corps que je n’ai pas pris la précaution de radiographier ou de soumettre à une IRM (…). J’isole des organes dont je ne suis pas certain qu’ils soient concernés, contaminés, menacés, nécessaires. »
Et s’agissant d’Années japonaises qui remontent au siècle dernier, le danger d’être « trop brutal » sur « le corps douloureux de la mémoire » est bel et bien réel.
Dès le début, nous retenons notre souffle. Nous aimerions bien faire comme si nous n’étions pas là, tout en nous délectant – avec quelque voyeurisme, disons-le – d’un récit qui relève à la fois de la confidence sans complaisance et du constat éclairé sur l’illusion entourant des faits correctement retenus (rêvés ?) ou non, et surtout sélectionnés (réécrits ?) par le ressouvenir.
René de Ceccatty arrive au Japon en 1977. Il est immédiatement « frappé par la beauté exceptionnelle » de la lumière qu’offre Tôkyô – « nous étions en automne, saison de très beau temps dans cette ville tempérée de bord de mer ».
Avant cela, il avait enseigné pendant un an « la philosophie dans une petite ville française de la frontière belge » ; mais c’est là-bas, à Tôkyô que, « pendant deux ans », il a « donné des leçons de littérature pour la première et seule fois » de sa vie.
La littérature étant sa « raison de vivre », René de Ceccatty s’est intéressé « d’une façon naturelle, spontanée, essentielle, et sans académisme » aux auteurs japonais. C’est en juillet 1978, à Kiyosato précisément, et alors qu’il est au Japon depuis dix mois, qu’il prend conscience que « tout a basculé » – « (…) j’ai compris que c’était cette route-là que je prenais, la route du Japon, des traductions de littérature, d’une nouvelle forme de pensée, de rapport au monde ».
Ainsi, avec celui qui sera aussi son « temps de vie » entre 1979 et 1994 : Ryôji, il traduira Dôgen, Saikaku, Bashô, Kenzaburô Ôé, Fumiko Enchi, Yasushi Inoué, Kôbô Abé, Mishima, Sôseki…
Sa propre création littéraire prend corps, alors que son « premier contact réel avec l’édition » s’était produit en juillet 1977, lors d’un dîner avec Colette Lambrichs, Joachim Vital et Michel Waldberg. Il sera ainsi publié aux éditions de La Différence (notamment : Personnes et personnages, 1979, Jardins et rues des capitales, 1980, Esther, 1982, Mille ans de littérature japonaise, 1982).
Mais, ce qui fait de l’ouvrage de René de Ceccatty un récit d’une singularité fascinante, c’est le tressage parfois très intime entre « années japonaises », création littéraire, traductions et amours aux sinuosités inouïes. Tout paraît maillé serré au cours de cette période où l’écrivain dit avoir « associé » deux « échecs amoureux » (un guide de montagne, puis un dessinateur technique) « comme si c’était une seule et même histoire » – et, précise-t-il encore, « c’est sans doute ce qui avait rassuré Cécile qui m’accompagnait au Japon : leur réunion les rendait chacune impossible ».
Car oui, c’est avec Cécile, rencontrée en 1976, que René de Ceccatty a formé « un jeune couple hétérosexuel », refusant « toute identité » dans laquelle l’un et l’autre dénonçaient « la sclérose de la sexualité ».
« Je faisais partie de son combat contre une certaine masculinité qui l’excitait, l’attirait et la révoltait, note le narrateur. En me choisissant, elle avait cru échapper à cet enfer, mais elle y replongea, en faisant de moi, au Japon, son bourreau. »
De fait, « loin de dissimuler [son] homosexualité », l’écrivain la rappelle « constamment dans [leurs] conversations ». Ryôji, cité plus haut, et qui est à ce moment-là l’un de ses « étudiants à l’intelligence et à la culture exceptionnelles », entre dans sa vie dès mai-juin 1978 (déclenchant « pleurs, crises d’hystérie […], plaidoiries, chantages, colère, rage »).
Du « temps de [sa] vie » avec Ryôji, René de Ceccatty note : « Quinze années pour construire et détruire d’un même mouvement. Quinze années japonaises. »
Je n’en dirai pas davantage – car il faut s’immerger dans ces Années japonaises pour s’émerveiller de constater à quel point tout s’imbrique dans le tissage d’une vie d’écrivain – et les lect.rices.eurs s’enthousiasmeront de la place que prennent les liens familiaux dans le récit (notamment celle de la mère, qui m’a beaucoup émue).
L’on appréciera aussi le regard, d’une lucidité aussi impitoyable qu’absolue, du narrateur sur sa propre entreprise littéraire – car « ne sommes-nous pas tous de mauvais lecteurs du roman policier qu’est notre vie ? »…
Last but not least, l’on décryptera passionnément ce lien au Japon qui ne ressemble à rien de connu : « Ce ne sera jamais pour moi une culture autre, ce ne sera jamais pour moi un “ailleurs”. Tout ce qui rend le Japon exotique me hérisse, car il ne m’a jamais été étranger dès lors que j’ai compris que je ne pourrais pas vivre sans lui sous une forme ou sous une autre (…). »
Quatre questions à René de Ceccatty
MARTINE ROFFINELLA : À quel moment le projet de concevoir cet ouvrage a-t-il germé dans votre esprit ? Pouvez-vous isoler clairement le point de départ de l’écriture du texte, ou bien avez-vous pris des notes sur plusieurs années ? Y a-t-il eu un événement précis qui a servi de déclencheur ?
RENÉ DE CECCATTY : Le Japon était pour moi une sorte de sujet de livre désiré, constant et interdit. Ayant beaucoup traduit de romans japonais avec Ryôji Nakamura, ayant beaucoup publié d’articles, d’études, sur la littérature japonaise, ayant fait de nombreuses conférences sur la culture japonaise, je pensais que je n’écrirais jamais d’ouvrages entièrement consacrés à ce pays et à sa civilisation, ni sous la forme d’un essai, ni sous la forme d’un récit personnel.
Comme je le signale de manière allusive dans Mes années japonaises, J.M.G. Le Clézio nous avait demandé, à Ryôji et à moi, d’écrire un essai sur le Japon, pour une collection éphémère qu’il avait dirigée chez Stock. Nous étions en 1992. Et nous avons préparé minutieusement un itinéraire dont nous pensions rendre compte, sur les traces de poètes, d’écrivains et de grands « architectes de jardins » dans l’idée de dessiner un tableau culturel, une carte de géographie sentimentale et littéraire. Nous avons organisé un voyage que nous avons fait.
Je dis, dans mon livre, ce qui a fait échouer ce projet. C’est-à-dire essentiellement moi, et ma vie privée, mes tourments sentimentaux totalement incontrôlés, une folie que j’ai décrite dans cinq de mes livres par la suite (sans nommer le Japon). J’avais en 1984 écrit une biographie de saint François Xavier, ce qui était, dans mon esprit, « mon livre sur le Japon », mais qui n’avait rien à voir avec un essai ou un récit sur mon rapport personnel à ce pays. Bref, il me semblait que ma familiarité avec cette culture d’une part, et des éléments trop intimes de ma vie m’interdisaient paradoxalement d’écrire « en étranger ».
La plupart des Occidentaux qui ont écrit sur le Japon ont écrit « en étrangers », en soulignant ce qui distinguait leur sensibilité de la sensibilité japonaise, leurs critères esthétiques des critères esthétiques japonais, leur mode de vie du mode de vie japonais. Roland Barthes est, avec brio et intelligence, le représentant typique de cette attitude, qui pour de multiples raisons ne pouvait être la mienne. Je ne voulais pas et ne pouvais pas ajouter un titre à une longue bibliographie de voyageurs, de sociologues, d’historiens qui insistaient, disons, sur la différence culturelle. C’est ce qui explique que j’aie autant attendu.
Et puis j’ai entrepris une sorte d’autobiographie intérieure avec Enfance, dernier chapitre. Une fois évoquée mon enfance en miroir de la mort de ma mère, je voulais prolonger ce travail de mémoire par le récit de mon entrée dans le monde adulte et de mes débuts d’écrivain. Mais j’avais déjà beaucoup anticipé dans ce premier tome sur les années suivantes. Mon autobiographie ne pouvait pas être linéairement chronologique, car le temps de la réflexion littéraire procède par constants va-et-vient, réminiscences, certes, mais aussi anticipations, analogies, ellipses, sauts, oublis, flottements. Néanmoins je devais en arriver à cette période japonaise si fondamentale dans ma vie, impliquant mon rapport complexe avec la civilisation de ce pays, dont je ne suis pas un spécialiste universitaire, mais tout de même un « connaisseur », et ma vie privée, ainsi que ce livre le révèle. Une période extraordinairement agitée de ma formation sentimentale et intellectuelle.
On peut comprendre que j’aie donc attendu, mais aussi que j’aie eu besoin d’être plus allusif que descriptif. J’ai pensé tout d’abord intituler mon livre Juillets et autres mois, parce que je me réfère souvent à ces étés où ont eu lieu, à plusieurs reprises, des tournants de ma vie (pas uniquement les étés japonais et du reste je n’ai passé que l’été 1978 au Japon, puisque, lors de mon premier séjour, j’y ai vécu de septembre 1977 à fin juin 1979). Mais j’ai trouvé le titre trop précieux, trop poétisant, trop vague et trop fuyant. Il fallait assumer davantage l’objectif de mon livre, quitte à décevoir des lecteurs en quête d’informations plus précises que je n’en donne sur le Japon. Car, pour ne pas être tenté d’accumuler des analyses trop précises et pointues sur des écrivains, sur des lieux, sur des films japonais, j’ai pris soin de regrouper à part tous les textes que je leur ai consacrés dans des revues, des journaux, au cours de débats, de conférences, d’émissions diverses, afin d’être certain de ne pas les répéter dans un récit plus intime. Je ne me suis pas servi directement de notes prises autrefois, de mes journaux intimes, de mes lettres, de mes poèmes. Mais le fait de les avoir écrits a suffi à renforcer ma mémoire incontestablement. Il n’était pas nécessaire de les relire, de les recopier, de les utiliser.
M. R. : Vous évoquez à de nombreuses reprises la façon dont vous avez rassemblé les éléments pouvant correspondre à l’intitulé « souvenirs », mais qui en réalité sont tout autre chose dans votre démarche. Pourriez-vous nous expliquer selon quelle logique ou quel cheminement les morceaux du patchwork tiennent si bien ensemble ?
R. de Cecc. : Je me suis fié à l’intensité de mes souvenirs, à leur vibration et à leur inachèvement, si je puis dire, en sélectionnant ceux qui pourraient gagner, à mes yeux, une valeur de vérité, ou plutôt de réalité, en étant écrits. Je pense que tout écrivain véritable agit ainsi avec sa mémoire spontanée ou volontaire (en privilégiant cependant la mémoire spontanée, sur le mode proustien).
Il me semble que la « vraie » littérature repose sur le constat que fait un écrivain : des éléments de sa vie demeurent en suspens parce qu’ils attendent le retour du regard littéraire sur eux. On ne peut pas le dire de tous les éléments d’une vie, mais seulement de certains d’entre eux. Dit plus simplement, tout ne mérite pas d’être écrit. Toute vie est un chaos qui attend d’être ordonné, ou de bénéficier d’un semblant d’ordre, que lui confère la littérature. Ordre lui-même précaire, car le lecteur le désorganise souvent ou modifie les lignes de force prévues par l’écrivain, modifiant en quelque sorte l’éclairage à sa guise
Je dis au début de mon livre que j’avais prévu deux fils rouges : l’un géographique et parisien (la traversée de Paris par la rue de la Convention, Vouillé, Alésia, de Tolbiac) et l’autre saisonnier (juillet étant le mois récurrent). Mais même si ces deux fils rouges sont présents, ce ne sont pas les seuls. Mes retours au Japon (en 1992, 1993, 2004 et 2006) ont fourni d’autres filtres, d’autres écrans à ma mémoire. J’ai cependant eu la curiosité de lire les lettres que j’avais écrites du Japon à ma mère, qui les a conservées et classées. Leur contenu ne m’a pas étonné. J’en avais un souvenir exact. Je n’y ai rien découvert que j’aurais oublié, sauf un ou deux noms de lieux ou de personnes. Comme du reste l’agenda que j’avais toujours. Et bien sûr, ce qui a organisé, si l’on peut dire (car mieux vaudrait dire « désorganisé »), ma mémoire affective est l’évolution mouvementée de mon travail et de ma vie avec Ryôji, dont je voulais préserver l’intimité.
Mais on n’est jamais assez discret, lorsqu’on implique quelqu’un d’autre dans un livre. Je ne voulais ni me justifier ni me flageller. Mais je ne suis pas sûr d’avoir échappé à ces deux risques. Certains amis écrivains m’ont reproché ma complaisance dans les références à mes propres livres. Je comprends cette critique, mais il m’était impossible de faire abstraction de ces livres. Je ne m’en vante pas, pas plus que je ne me vante de mon travail de critique et de traducteur. Je les cite comme des données objectives. Dans Les années, livre que j’admire beaucoup, Annie Ernaux fait totalement abstraction de son identité d’écrivain. Je comprends ses raisons (de neutralité sociologique face à une génération dont elle fait partie et dont elle ne voulait pas se singulariser par cette caractéristique fondamentale pourtant, qui était son identité d’écrivain), mais je ne peux pas, dussé-je passer pour fat, adopter cette attitude, surtout dans la mesure où je voulais, au contraire, décrire la précocité et la détermination de mon rapport à la littérature.
M. R. :« Tout livre fondé sur la mémoire (en est-il d’autres ?) est une suite de défaites et d’approximations », écrivez-vous. Pourriez-vous nous préciser votre point de vue – est-ce à dire que l’histoire de l’existence humaine constitue, si ce n’est un mensonge, un vaste quiproquo ? Comment avez-vous composé avec ces paramètres pour écrire votre ouvrage avec autant de sincérité ?
R. de Cecc. : Accuser la littérature de mensonge ou même la définir positivement comme un mensonge (Giorgio Manganelli, Vladimir Nabokov, Gilles Barbedette et bien d’autres ne s’en sont pas privés pour la valoriser au contraire) implique qu’il s’agisse d’une attitude délibérée, en jouant bien entendu sur l’idée de « fiction ».
Dans mon livre L’Accompagnement, qui tentait d’être au plus près de la vérité des événements rapportés, je disais que je n’échappais pas à la « mise en scène ». Mais lorsque je parle de ces « défaites » que je précise aussitôt en « approximations », je veux dire que je tente d’approcher une réalité qui se dérobe.
Je pense très souvent aux pages que j’ai écrites sur ces années japonaises et je me dis que je n’ai pas atteint ce à quoi j’aspirais, dans l’exactitude de la mémoire. Violette Leduc l’a souvent déploré dans La Bâtarde, La Folie en tête et surtout La Chasse à l’amour: elle a voulu être vraie, et elle ne voit en se relisant que des approximations, des tentatives avortées.
Certes, nous, ses lecteurs, nous la trouvons bien sévère avec elle-même, car ses formules poétiques, sa sensualité, ses précisions, ses métaphores nous enchantent et nous permettent de vivre non seulement ce qu’elle a vécu, mais ce que nous, dans d’autres circonstances et avec d’autres partenaires, nous avons vécu.
Le quiproquo, le malentendu psychologique, l’illusion, c’est tout à fait autre chose. Cela ne relève pas de l’acte littéraire lui-même, mais des rapports humains. Mes années japonaises cependant ne racontent pas une illusion sur ce plan-là. Même si j’évoque ce que n’importe quel observateur ou biographe définirait comme une « erreur » de ma vie (ma relation avec Cécile), j’étais, en la vivant, trop conscient (et elle aussi) du danger que nous courions pour l’appeler après coup « erreur ». Je ne peux pas dire que j’ai eu soudain, après coup, les yeux ouverts, après les avoir tenus fermés par mauvaise foi ou refoulement (ce qui est le cas de bien des homosexuels refoulés parmi lesquels je ne me range pas). Je ne voulais pas m’étendre sur cet aspect de ma vie japonaise, mais il se trouve qu’en l’évoquant, je lui ai donné pour certains lecteurs une grande importance. En tout cas, je fournis, dans mon livre, trop peu de détails sur cet épisode pour qu’on puisse vraiment en avoir l’idée que j’en ai. Je suis avare de détails, sans doute par discrétion à l’égard de ceux qui ont été impliqués et qui n’ont pas demandé à devenir des personnages de roman.
M. R. : Vous écrivez que vous ne reconnaissez plus comme le vôtre « le reflet » que vous « renvoie le miroir » : vous y voyez « un étranger dont l’expression, le regard, la moue et les détails des traits ne sont plus attachés à l’image » que vous avez de vous. Qu’est-ce qui a changé, au fond, par rapport au « reflet » que vous aviez de vous lors de vos « années japonaises » ?
R. de Cecc. : Bien entendu, l’âge caricature les reflets que cruellement les miroirs nous renvoient. Je parle donc là essentiellement de la vieillesse, du vieillissement et du regard que je porte sur mon apparence physique, mon visage, mon corps. La vieillesse caricature et neutralise en même temps. Elle rend invisible. Dans les lieux publics, les regards vous traversent. Les femmes belles dans leur jeunesse, les hommes beaux dans leur jeunesse, en font la cruelle expérience avec les années. C’est la tragédie des actrices. La caméra qui les a tant aimées ne veut plus d’elles à quelques exceptions près.
Mais je ne parle pas seulement de cette prise de conscience, qui, tout en étant très commune, ne concerne que des cas exceptionnels. Et qui est attachée à ce que l’on devrait considérer comme superficiel, mais qui n’en est pas moins notre présence au monde aux yeux des autres. Je parle aussi de l’expression (mimiques et paroles). Il n’est pas nécessaire d’avoir été beau dans sa jeunesse pour prendre conscience de cette dégradation ou en tout cas de cette évolution de son apparence.
Mais surtout, en vieillissant, on a du mal à exprimer par son visage ce que l’on ressent. On croit sourire et l’on surprend dans un miroir une grimace. On croit écouter avec une simple attention bienveillante et l’on découvre dans un miroir un air revêche et soupçonneux qui n’était pas intentionnel. Il n’y a plus entre ce que nous ressentons et souhaitons exprimer et ce qui apparaît aux autres une correspondance accordée et transparente.
Mais au fond, les jeunes gens (garçons et filles) ne sont pas nécessairement conscients de la séduction qu’ils peuvent exercer et que le plus souvent, sauf dans certains cas extrêmes, ils ne recherchent pas du tout. Ils font ce qu’ils peuvent pour vivre et se faire une place dans le monde où ils arrivent, en sollicitant tout au plus des soutiens. Je ne veux donc évidemment pas dire, dans mon cas, que j’aurais perdu une merveilleuse séduction que j’aurais eue autrefois dans ma jeunesse. Je me sentais assez mal, et même trop mal pour penser séduire. Les années passées au Japon sont une période de profonde crise d’identité : sexuelle, mais aussi culturelle. Je les ai vécues comme une révélation et comme une révolution intérieure. J’étais trop occupé à vivre les deux pour me soucier du regard que l’on portait sur moi ou pour m’attarder sur mon reflet.
Le fait d’être étranger et immédiatement perçu comme tel me donnait inévitablement une visibilité, mais je ne la recherchais pas, même si elle m’était assez souvent signalée. Et donc, sans parler d’attirance à susciter, je voulais cependant être compris, pouvoir communiquer (par mes livres, par mes cours, par mes conversations, par mes lectures). Et je n’avais pas l’impression d’être trahi par mes moyens, tout en en doutant. Alors qu’en vieillissant, on se rend compte que tout devient plus difficile à exprimer et parfois voué à l’échec.
Par ailleurs, je parle évidemment du contraste entre l’homme de soixante-sept ans que je suis et celui de vingt-cinq que j’étais. Je ne veux pas autoriser cet homme-là à juger (parce qu’il a la connaissance des années qui ont suivi et que l’on appelle parfois inconsidérément l’expérience) le jeune homme que j’ai été. Je n’en ai pas le droit.
Je ne veux pas dire non plus que cet homme jeune était ma vérité et que je n’en suis plus que la déformation, l’affadissement. Les deux attitudes me paraissent également ridicules. Et dangereuses. Celui qu’on a été, celui qu’on est devenu : leur confrontation est un des plus grands sujets de la littérature. Joyce en a fait un chef-d’œuvre, la nouvelle « Les morts », dans Gens de Dublin, dont John Huston a tiré un film extraordinaire, son dernier, tourné quand lui-même s’apprêtait à quitter ce monde qu’il avait si bien décrit.
Mais innombrables sont les livres japonais (les journaux de cour, les pièces de nô, mais aussi les poèmes, les romans plus modernes, à partir de Sôseki jusqu’à Mishima, Tanizaki, Kawabata) qui sont centrés sur ce conflit intérieur des générations en soi-même, je veux dire dans une même personne.
Souvent, bien sûr, pour décrire ce conflit, le romancier se divise lui-même en deux personnages, un jeune et un plus âgé. Mais lorsqu’on écrit un texte autobiographique, on n’a pas recours à ce subterfuge et l’on est soi-même le théâtre de cet affrontement. Je n’ai pas voulu faire abstraction de cette sorte de combat inutile contre le temps, auquel est confronté tout être qui entreprend de se souvenir. Et parfois celui qu’on a été paraît venir à nous comme un fantôme, justement à la manière de ces personnages de nô qui réapparaissent du néant, du passé, du rêve pour envahir la scène dans un mélange de nostalgie et d’horreur.
Mes années japonaises, par René de Ceccatty, aux éditions Mercure de France, 18 euros.
La vie s’écoule à chercher qui on est vraiment. Le regard des autres, le sien, ce que l’on cherche consciemment et ce qui arrive de l’extérieur forment un écheveau singulier, étroitement mêlé, qui est la matière même de ceux qui se mêlent d’écrire. J’ai beaucoup d’amitié pour René de Ceccatty.
Interview saisissante et passionnée ! Quelle richesse de propos, d’arguments précieux, et surtout une belle transmission de l’art d’Etre à travers les saisons de l’âge. L’essentiel chez ce bel écrivain emboîte chaque mot. Et dans son « Japon » évoqué, c’est tout le mythe de Mishima qui transparaît…