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Enrager sans faim

Voilà bien un livre qui en soi ne se commente pas et que rien ne peut soumettre à une appréciation critique. C’est un livre qui nous saute au visage dès les premières lignes. Un livre qui nous explose entre les mains et dont il est impossible d’accepter le contenu sans enrager. C’est pourtant un livre terriblement essentiel – un livre qui s’accueille en toute lucidité. Un livre qui nous démonte. Nous sidère. C’est un livre qui fait mal. Qui malaxe les tripes de fond en comble. Un livre dont on souligne des passages. Dont on corne les pages en y laissant notre trace humide. Un livre qui tout entier suscite nos points d’exclamation dans la marge – et une incommensurable interrogation. Un livre qui nous révolte comme aucun autre car il concerne une « gosse de quatorze ans » que le monde médical traite comme une prisonnière – avec des méthodes indignes – parce qu’elle est anorexique.
Il existe mille et une formes d’anorexie – j’y ai moi-même été confrontée peu avant mes quarante ans, ainsi que le relate mon petit ouvrage Kilogramme Zéro[1].
Alice Develey vient nous parler de celle qui s’empare d’elle vers l’âge de sept ou huit ans, et qui s’incarne dans le personnage de Sissi – « l’une des bêtes qui vit dans [s]a tête » et se fait passer pour un ange gardien mais se révèle bientôt être un tyran. Sissi ne cesse de lui répéter « Tu es grosse » et lui interdit peu à peu toute alimentation. À quatorze ans, Alice mange « trois pommes par jour » et pèse 36 kilos pour 1 mètre 64. La remplaçante de son médecin habituel décide qu’elle doit être hospitalisée. « Qu’est-ce que j’ai fait ? » demande Alice. « Est-ce que je suis punie ? » En guise d’explication, elle est gavée de médicaments puis, comme elle continue de maigrir, on la nourrit de force par sonde – le tout avec une brutalité effarante. Mais le pire est encore à venir – « l’hôpital va me donner les raisons que je cherchais pour me bousiller », écrit Alice, qui multiplie les scarifications. De chambre d’isolement en prescriptions massives d’anxiolytiques – assorties de fadaises qui, venant d’un psychiatre, achèvent de nous consterner : « Vous savez, il y a toujours le beau temps après la pluie » –, le calvaire durera au total un an et demi.

Toutes les images sont de ©MartineRoffinella

Dans des conditions qui font vraiment froid dans le dos, et avec une rare incompétence dans la compréhension de ce qu’est l’anorexie, ainsi confondue pêle-mêle avec la schizophrénie ou la bipolarité, on traite des enfants de manière inqualifiable, on les enfonce, on les nie – ils sont des « oiseaux tombés du ciel » dont les cris ne sont pas entendus. Ils en viennent à « oublier la vie » et ne sont plus personne. Mourir devient « tout ce qu’on attend » d’eux. Là où les soins devraient peu à peu combler, après les avoir détectées et comprises, les fissures que crée l’anorexie durant l’enfance, l’hôpital en fait au contraire des crevasses qui finissent par ensevelir leur besoin d’amour dans la disparition de leur corps.
Au-delà de ce récit courageux « composé avec les débris de [s]es souvenirs », Alice Develey nous délivre, dans une langue forte, une colère inextinguible et une poésie insurrectionnelle, des moyens d’accès au langage de celles et ceux dont « les cris blancs sont enterrés ». Qu’attendons-nous pour coller notre oreille au terreau des mots ?
Parents, famille, amis – simples passants ou frères et sœurs humains, lisez Tombée du ciel – maintenant. C’est un livre qui vous enfantera.

Martine Roffinella
Écrivaine-photographe.

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[1] Paru chez 5 Sens Éditions : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/fiction/217-kilogramme-zero.html

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