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Astucieuse Mazarine Pingeot

Un jour que, devant une décision à prendre, j’exprimais ma perplexité à l’éditeur François Bourin (qui publia naguère plusieurs de mes livres), celui-ci me répondit par une sorte de maxime teintée de philosophie orientale : « Si tu hésites entre deux voies, choisis la troisième. »
Lisant l’ouvrage de Mazarine Pingeot, Le Salon de massage, que son éditrice Betty Mialet a eu la gentillesse de m’adresser, je me suis dit que précisément, son travail de romancière s’était attaché à suivre cette fameuse « troisième voie ». Le sujet exploré pourrait conduire à une impasse où viendraient s’échouer autant de féminismes que de façons de considérer le viol moral – à partir de quel seuil il se matérialise et sous quelles formes. Mais Mazarine Pingeot, à notre époque de manichéisme triomphant, nous donne à rencontrer une héroïne qui s’octroie le choix de douter, de ne rien trancher – d’être femme, en somme, seule et multiple, de marbre et de sable, d’un seul bloc et mosaïquée. Nous entrons dans le roman l’air de rien, par le biais de l’humour et de l’autodérision. Souheila, 28 ans, dit venir « de Paris et du Berry », elle enseigne dans une école du XIIe arrondissement de la capitale où elle vit en couple avec Rémi. Quand on la questionne sur son prénom, elle explique qu’elle a « une vague ancêtre marocaine » et qu’il n’y a pas « de quoi broder un roman familial », puisque son père est mort quand elle avait 5 ans. Sa mère est française, alcoolique, qui dans sa vie à Sarcelles voit se succéder « les salauds, ses passions et ses pleurs également ». Mais Souheila n’en fait pas cas : elle s’évertue à « maintenir l’illusion » qu’elle est « quelqu’un de normal » et issue d’une « famille normale ».
La vie du couple ressemble à celle de tant d’autres couples de Parisiens qui, lors de dîners entre amis, évoquent leur « névrose » et s’interrogent sur la promesse de la psychanalyse – bonheur ou pas ? et combien ça coûte ?
C’est alors qu’est habilement amenée la fameuse troisième voie : en l’occurrence le choix, pour le même prix, d’aller se faire masser plutôt que psychanalyser.

le salon de massage

50 euros pour un massage à l’huile ; 50 euros pour une thérapie : Souheila décide, à l’insu de son compagnon Rémi, de « s’enfermer dans une cabine moite pour qu’on s’occupe [d’elle] », mais surtout de son corps qu’elle veut abandonner « à la palpation de la main experte d’une femme qui ne [lui] parlerait même pas, à qui [elle] n’aurai[t] pas à parler ». Le salon de massage devient, au fil des séances, un lieu à elle mais sans elle, où elle peut « mettre en veille son esprit » et où s’équilibrent les différents éléments de sa vie. C’est un abandon sans exigence de « réciprocité » mais qui n’a rien à voir avec la caresse érotique – sans pourtant « en être tout à fait éloigné ». La troisième voie, avons-nous dit.
Tout aurait pu ainsi se poursuivre, et Souheila continuer son exploration paradoxale du Désir, quand éclate le scandale au cœur du livre : un système de vidéo a filmé toutes les clientes du salon de massage pour alimenter un réseau de pervers voyeurs, « amateurs de dos et de jambes nus ». Les visages sont cachés, mais chacune des victimes peut bien se reconnaître. S’ensuit la déflagration au sein du couple – Rémi hurle : « Pourquoi tu me le cachais ? Je te lèche pas assez bien, c’est ça ? » Un collectif des femmes flouées se constitue afin de porter l’affaire en justice. Et au sein même de cette équipée féminine, les différences de perception se font rapidement jour. Il est question de #MeeToo, de « non consentement », de « millénaires de domination » : « Qu’un homme ait pu poser les yeux sur moi, c’est un viol », dit l’une – et Souheila songe : « Quand même pas. » À partir de cette pensée intime, se déclenche alors un processus concentrique, à ne pas confondre avec de l’égocentrisme, qui ramène la jeune femme à sa substance essentielle – celle qui, précisément, lui permettra d’irradier vers son Autre. En apparence exclue du groupe des féministes qui la traitent de « réactionnaire » et de « salope » parce qu’elle a pu aimer, dans un « vertige », l’idée d’« exciter des hommes » sans le savoir, Souheila brise les différents moules sociaux dont elle s’est enduite – aime, désaime, descend enfin au fond du puits, que d’aucuns nommeraient âme, et d’autres bulle originelle. Cette âme, cette bulle crève soudain : la véritable femme peut naître, et je vous invite à aller dès à présent la rencontrer dans Le Salon de massage.

Martine Roffinella
Écrivaine-photographe.