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Jamais d’autre mer

À quel moment comprend-on que des chevaux passés au galop sur une plage ne repasseront pas devant nos yeux, et qu’il n’y aura « jamais d’autre mer » dans notre vie ? Quel est cet instant où nous cessons de « penser à ce qui arriverait, à ce qui n’arriverait plus », dressés que nous sommes désormais « dans la marée haute des choses sans âge » ? C’est l’affaire de Catherine Vigourt qui, avec son beau livre Les Têtes insolentes, nous conduit en territoire friable, celui du vieillissement tant honni et présenté bien à tort comme une calamité, surtout dans son ultime presqu’île nommée Ehpad.
Pourtant ce lieu, encore relié d’un bras au pays des actifs – qu’il s’appelle « Les Œillets »,  « Impérial Bel Âge » ou « Le Pavillon des Cèdres » –, nous le fréquenterons, peut-être pour y « placer » nos parents ou pour y visiter quelqu’un de notre famille ; sans songer nous y retrouver, nous, un jour ou l’autre. Plutôt mourir ! décrétons-nous à l’idée de terminer – précisément – notre vie dans une « maison de vieux ». Ainsi regardons-nous nos anciens comme des gens qui ne font plus l’effort de vivre à notre rythme, selon nos codes et avec notre vision de l’avenir. Que signifie aujourd’hui dans hier ? Pourrions-nous un instant nous passer de demain ?
C’est ce que propose l’ouvrage de Catherine Vigourt, cette création d’un bref espace – une passerelle, pourrait-on dire, ou bien un tapis volant – entre une femme de 90 ans, Majo, et sa petite-fille qu’elle a élevée, Chloé, 30 ans. Pas question de misérabilisme ni de plaidoyer culpabilisant pour ou contre le « placement » des personnes âgées dépendantes en maison de retraite médicalisée. Catherine Vigourt, avec le talent et l’humour qu’on lui connaît, nous fait vivre chaque situation quotidienne – le lancer de dentier vaut son pesant de cacahuètes, car « est-ce que ça se fait, de jeter ses dents à la tête des gens ? » –, et nous nous prenons d’une réelle affection pour chaque résident qui nous est présenté, qui nous touche et/ou nous désarme. Les soignants aussi deviennent vite des connaissances : ce soir nous compterons tant sur eux pour nos « vieux enfants » qui sont au « cap Horn de l’existence ».
Justement, le livre de Catherine Vigourt, Les Têtes insolentes, est l’embarcation joyeusement chahutée qui permet de passer ensemble ce si redouté cap Horn – ensemble dans la même vie, aux prises avec les éléments.
Qui tient le gouvernail ? L’on s’aperçoit que cela n’a aucune importance. Goûtons plutôt à l’interview qui suit, ce qui y est dit est comme un bagage ou un gilet de sauvetage à garder toujours sur soi.


©VigourtDR

MARTINE ROFFINELLA : Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire une histoire qui se déroule au « Pays des Vieux » – sur ce si souvent redouté « continent de l’âge » que l’ère contemporaine a tendance à occulter voire à diaboliser ?

CATHERINE VIGOURT : J’ai toujours été sensible à la question de l’âge avancé, dont j’ai deux représentations très distinctes aux deux bouts de ma propre vie : un grand-père extraordinaire, vraiment resté vivant jusqu’à sa mort, qui a enduré sans une plainte les inévitables misères – et de l’autre les aînés, parents et autres, qui ont été plus éprouvés. Bien sûr ça fait réfléchir surtout quand soi-même on « prend » de l’âge. Je trouve que c’est une expérience de la vie très profonde, trop peu traitée dans la littérature contemporaine (en exceptant le formidable Misericordia de la grande Lidia Jorge). D’où mon envie d’aller creuser par-là, même si les gens, par peur, ne veulent pas en entendre parler : c’est de ce côté qu’un livre peut aider, parfois.

M. R. : En quoi le sujet des « établissements spécialisés », souvent qualifiés de mouroirs (car en effet on y meurt à coup sûr), vous touchait-il au point de proposer aux lecteurs une immersion inédite à la fois touchante et pleine d’humour ?

C. V. : J’ai eu l’occasion, dans mon entourage proche, de fréquenter ces lieux, d’en observer le (dys)fonctionnement, de voir aussi la peur chez les visiteurs « non-encore-vieux », y compris chez une jeune femme, la fameuse Chloé du livre !  C’est autant les failles des institutions que j’ai souhaité pointer, que cette peur, doublée de déni, qui nous enferme alors que tant de pays dans le monde donneraient cher pour notre espérance de vie. J’essaie de nous sensibiliser à ce changement indispensable de regard. L’écriture « littéraire » a ce rôle à jouer. Pour le mélange des tons, entre émotion et humour, je crois que je l’ai dans tous mes textes : on peut être grave, est-on obligé d’être sinistre ? Je pense à Romain Gary : « Je n’écris pas pour jeter une ombre plus grande sur la terre. »

M. R. : Selon vous, que faudrait-il inventer – ou réinventer – pour que la vieillesse soit perçue comme un gisement de richesses à creuser plutôt qu’une fosse en attente du cercueil ?

C. V. : Vaste question ! Déjà tous les médias ont à reconsidérer l’image qu’ils donnent d’un grand âge réduit à la déchéance physique et mentale ou au contraire au stéréotype de la bonne mamie aux dents étincelantes sur fond fleuri. Les politiques de tout poil diffèrent sans cesse la réflexion et la réduisent en reconduisant le cliché vieillesse = grande dépendance et fin de vie. La dépendance sévère concerne un quart de la population âgée et non la totalité, et quoi qu’il en soit c’est en amont qu’il faudrait revoir la prévention et tous repenser notre relation à l’âge, le nôtre et celui des autres, en termes un brin plus positifs et ne pas laisser aussi seuls et fourbus les « aidants »…  Enfin la question des Ehpads,Victor Castanet a soulevé un beau scandale : a-t-on pour autant vraiment repensé les abus de la « silver economy » ? Déjà, il faudrait envisager des structures plus petites et plus ouvertes, à l’intérieur des communes et intégrées à leur vie, avec un personnel mieux formé, mieux payé, mieux considéré. On parle de budget bien sûr, mais le coût financier et humain des quinze dernières années de vie bousillées, qui l’a chiffré ? C’est un choix de société.

M. R. :  Pensez-vous qu’il soit important que les jeunes générations, à l’instar de Chloé, soient au contact des « anciens » pour mieux appréhender cette « nuit précoce des vieux » où ils pénétreront bientôt à leur tour ? Quelle leçon ont-ils à en retenir, alors que le nombre de centenaires ne cesse de croître ?

C. V. : Dans les faits, les « encore-jeunes » sont en contact avec parents et grands-parents, souvent mis à contribution d’ailleurs. Après, hors du cercle immédiat, les vieux sont peu visibles, l’organisation des grandes villes n’est pas pour eux et le déprimant discours ambiant est plutôt axé sur le poids financier (en oubliant au passage que les retraités paient aussi et font marcher bien des associations). Oui, les jeunes et les vieux ont tout intérêt à se fréquenter, les uns apportant le recul d’une expérience, quitte à ce qu’elle soit contestée, les autres la force de leur vitalité, qui a besoin d’être accompagnée. Surtout, ce dialogue limiterait la peur : la peur d’être un vieux près de la dernière porte, celle de le devenir sur le seuil de chaque année. La peur nous stérilise quand il faut au contraire se renforcer de son mieux : comme disait Bette Davis, « la vieillesse n’est pas faite pour les mauviettes » ! Cette peur, cette détestation intergénérationnelle (les vieux sont comme ci, les jeunes sont comme ça) qu’est-ce qu’on y gagne ? La peur, c’est toujours de la liberté et du bonheur en moins.

2 commentaires sur “Jamais d’autre mer”

  1. Salut Martina, merci ! Ta recommandation pour cet ouvrage que j’ai hâte de commencer à lire ne pouvait pas me venir à un meilleur moment. Des appréciations très pertinentes et justes sur ce moment magique de la vie où l’on lâche tant de lest et où l’on concentre progressivement notre attention sur ce lieu/espace d’où peut-être nous venons, liebe Grüße, Katherine S.

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