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Besoin d’une « Chirurgie de l’âme » ? Consultation des Drs Sandrine Cabut et Marc Lévêque

Dépression, TOC, addictions, anorexie… mais aussi, naguère, comportements jugés « déviants » ayant donné lieu à des lobotomies (pratiquées sur les homosexuels notamment) : la « chirurgie de l’âme » concerne d’infinis domaines dont l’exploration connaît de grandes avancées nous touchant de près – nous humains minuscules.

Depuis toujours, les mystères du fonctionnement (et des dysfonctionnements) de notre cerveau me fascinent et me passionnent. D’aucuns qualifient d’ailleurs mes approches littéraires de « schizophrènes », ce qui pour moi est un compliment. Au-delà de la charmante boutade, j’ai eu très envie d’inviter les docteurs Sandrine Cabut et Marc Lévêque à présenter, de façon simple et détendue, leur ouvrage La Chirurgie de l’âme – qui se lit (presque) comme un roman.

Sandrine Cabut est médecin de formation, journaliste santé/médecine depuis plus de vingt ans, au Monde depuis 2011.

Marc Lévêque est neurochirurgien des hôpitaux de Paris (exerçant aujourd’hui à Marseille), auteur d’ouvrages scientifiques sur la psychochirurgie et la chirurgie de la douleur.

Voici la conversation très vivante qu’ils nous font l’honneur de partager !

DR SANDRINE CABUT : Je suis passionnée par tous les sujets qui tournent autour du cerveau : neurosciences, psychiatrie… Mais le projet de La chirurgie de l’âme est surtout né de ma rencontre avec le neurochirurgien Marc Lévêque. Je l’avais interrogé à plusieurs reprises pour des articles dans Le Monde, et au fil de nos conversations, il m’a fait découvrir un domaine dont j’ignorais à peu près tout : la psychochirurgie, c’est-à-dire les techniques chirurgicales destinées à soigner des maladies avec une composante psy. Il était alors en train d’écrire un livre sur le sujet, destiné aux professionnels de santé.

Quand il m’a proposé, quelques mois plus tard, de coécrire un ouvrage grand public, j’ai tout de suite dit banco. J’étais fascinée par le versant historique de cette spécialité et notamment par l’ère des lobotomies qui pour moi est sans doute l’une des plus sombres de l’histoire de la médecine. J’avais donc envie de me plonger dans les documents et la littérature de l’époque pour tenter de mieux comprendre comment des médecins avaient pu en arriver là.

J’étais aussi curieuse d’explorer toutes les techniques contemporaines – et notamment la stimulation cérébrale profonde, qui est une invention française – susceptibles d’agir sur nos émotions, nos tics, nos addictions…. Enfin, j’étais attirée par l’idée d’essayer d’anticiper le futur dans ce domaine, d’imaginer quelle place pourront prendre, dans les années à venir, les nouvelles techniques capables de moduler l’action des neurones et qui émergent aujourd’hui.

DR MARC LÉVÊQUE : Avec les progrès de l’informatique et de l’électronique, ceux des big data, on commence à voir arriver des appareils qui stimulent ou inhibent les cellules du cerveau en agissant à distance, sans même ouvrir le crâne. C’est le cas par exemple de la stimulation magnétique transcrânienne, déjà proposée dans les hôpitaux, en particulier dans les dépressions, et aussi de la stimulation transcrânienne directe, un appareillage léger qui peut même être fabriqué par une personne bricoleuse dans son garage.

Ces techniques atraumatiques serviront-elles uniquement à soigner des maladies, ou également à augmenter nos performances intellectuelles, voire nos qualités morales ? Toutes ces nouvelles technologies posent des questions vertigineuses dont la société n’a pas encore conscience. Beaucoup de gens pensent que ces innovations sont très loin de nous, mais elles arrivent à grand pas.

S. C. : Dans l’écriture de ce livre, nous avons essayé d’utiliser au mieux notre complémentarité. Marc connaissait déjà très bien ces sujets de par son expérience de neurochirurgien et son précédent livre, et depuis des années il suit en temps réel les recherches et les publications scientifiques dans ce domaine. J’ai de mon côté l’habitude de vulgariser la science et en particulier la médecine.

M. L. : Notre souhait a été de concevoir un livre sérieux, faisant référence sur ce sujet, avec des explications techniques mais aussi des histoires humaines, celles des médecins qui ont joué un rôle clé dans la psychochirurgie, et de leurs patients qui sont parfois plus des victimes que des bénéficiaires du progrès.

D’emblée, nous avons eu conscience qu’il fallait expliquer les espoirs thérapeutiques qu’offrent ces techniques, mais aussi leurs risques, et faire une large part aux questions éthiques. Les exemples de dérives, dans l’Histoire mais encore aujourd’hui, sont nombreux, et nous en racontons par le menu les principales. L’histoire, tristement célèbre, des lobotomies, à laquelle nous consacrons un long chapitre, est loin d’être un cas unique.

Il y a moins de cinquante ans, par exemple, des médecins américains ont implanté des électrodes dans le cerveau d’un jeune homme homosexuel pour tenter de reprogrammer ses préférences sexuelles. L’expérience, que nous racontons en détail car elle a fait l’objet d’une publication scientifique, est ahurissante. Et que dire des interventions neurochirurgicales irréversibles encore pratiquées dans certains pays pour traiter des personnes atteintes d’agressivité ou d’une toxicomanie ? Le consentement de ces patients est-il vraiment recueilli ? Ce traitement est-il destiné à soulager le patient ou sa famille ? A-t-on le droit aujourd’hui de réaliser des interventions chirurgicales définitives (en détruisant du tissu cérébral), alors qu’il existe des possibilités réversibles, comme la stimulation cérébrale profonde, l’équivalent d’un pacemaker cérébral ?

S. C. : Ce thème de la psychochirurgie peut paraître étroit. Certes, les maladies mentales sont fréquentes : nous sommes tous concernés directement ou dans notre entourage par une dépression, une schizophrénie, une toxicomanie, des troubles du comportement alimentaire… Mais qui aurait d’emblée l’idée d’aller consulter un chirurgien pour ces troubles ? Dans le passé, les lobotomies se sont répandues car il n’y avait aucun médicament psychotrope. La situation est bien différente en ce début de XXIe siècle, car depuis une soixantaine d’années de nombreux médicaments psychiatriques ont été mis au point : antidépresseurs, antipsychotiques, anxiolytiques… Ces médicaments ont transformé la vie de nombreux patients, mais ils ne permettent pas de tous les soigner, loin de là. Ainsi, 30% des dépressions résistent aux antidépresseurs. C’est en premier lieu pour ces malades que des interventions de psychochirurgie peuvent être utiles. Encore faut-il prouver leur efficacité, ce qui est loin d’être fait dans la plupart des cas.

Par exemple, la stimulation cérébrale profonde, qui a été mise au point dans les années 1980 pour des patients atteints de tremblements ou de maladie de Parkinson, est depuis testée dans de nombreuses pathologies psy : troubles obsessionnels compulsifs, dépression, anorexie, syndrome post-traumatique, maladie de Gilles de la Tourette… Les effets sont spectaculaires chez certains malades mais les essais cliniques randomisés, comparant ce traitement à un médicament ou à un placebo chez un grand nombre de patients, ne sont pas toujours concluants.

M. L. : Concernant cette technique de stimulation cérébrale profonde, à laquelle nous consacrons un  long passage de La chirurgie de l’âme, deux éléments me semblent particulièrement frappants. Le premier est que les nouvelles indications potentielles sont parfois découvertes par hasard en traitant un patient pour une autre maladie. Par exemple, c’est en implantant des électrodes dans le cerveau d’un patient obèse pour tenter de réduire son appétit et de le faire maigrir, qu’une équipe canadienne a fait surgir chez lui le souvenir d’une scène vécue trente ans plus tôt. Imaginez la scène au bloc opératoire ! Cette découverte fortuite a conduit ces chercheurs à tester la stimulation cérébrale profonde chez des patients atteints de maladie d’Alzheimer, pour savoir si cette technique peut stimuler leur mémoire.

Malheureusement, les résultats sont un peu décevants. Le second aspect, fascinant, dans la stimulation cérébrale profonde, c’est parfois l’immédiateté des réactions cliniques. Ainsi, et vous pouvez le voir sur des vidéos, les patients parkinsoniens peuvent arrêter de trembler instantanément quand le médecin active les électrodes. Idem avec des malades atteints de tics. C’est plus spectaculaire encore s’agissant des émotions qui peuvent basculer en un clin d’œil, dans un sens comme dans l’autre. Ainsi, des médecins ont publié le cas d’une patiente qui est devenue subitement dépressive après le branchement des électrodes cérébrales posées pour sa maladie de Parkinson : elle a immédiatement fondu en larmes et déclaré aux médecins qu’elle ne voulait plus vivre. Heureusement, cet état mélancolique suraigu a disparu en moins de deux minutes à l’arrêt de la stimulation.

Réaliser que notre cerveau peut basculer de la mélancolie la plus profonde à la joie (voire un accès maniaque), par l’effet d’un courant électrique, fait réfléchir. Que l’électrode dévie de quelques millimètres et les effets observés peuvent être complètement différents de ceux recherchés.

S. C. : De mon côté, à travers l’évolution de la psychochirurgie sur un siècle, j’ai aussi pris conscience des progrès des méthodes de recherche et de l’éthique. Il y a encore cinquante ans, n’importe quel chirurgien pouvait proposer n’importe quelle intervention au cœur du cerveau, même sans rationnel scientifique, pour soulager des symptômes de mal être ou ressentis comme tels par l’entourage. Combien de femmes ont été ainsi lobotomisées juste parce que jugées indociles par leur mari ? Combien d’enfants ont subi une chirurgie mutilante parce que trop remuants, ou « débiles » ? Aujourd’hui, du moins dans des pays comme le nôtre, nous sommes à l’abri d’un certain nombre d’excès.

La science est devenue plus rigoureuse. Des comités d’éthique et des commissions techniques donnent leur avis sur ce qu’il est possible de tester et comment. Les techniques sont testées dans des conditions plus rigoureuses, et l’évaluation de leurs bénéfices et risques est plus précise. Mais tous les pays n’ont pas les mêmes garde-fous. Certaines des études menées en Chine ou en Russie ne seraient vraisemblablement pas autorisées en France.

La chirurgie de l’âme, Dr Sandrine Cabut et Dr Marc Lévêque, éd. JC Lattès, 20,90 euros.

Photos d’illustration : ©RoffinellaMartine

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