Tout le monde a eu un jour « Sixteen Years », et punaise « ça craint ! », surtout quand plus tard on veut être une « romancière alcoolique ou rien du tout, ce qui doit revenir à peu près au même ». Au pays d’Alifax, c’est dark dark dark, et on adore ça !
Pour comprendre ou du moins visiter avec délectation le monde de Tyris Saronan, « en 3e milieu de saison, au collège Ronsard, dans ce bled où [sa] mère est bibliothécaire assoupie et [son] père artisan menuisier pour les morts et les vivants », il faut parler le Alifax.
Qu’est-ce donc ? Un langage codé pour initiés ? Une nouvelle langue bizarroïde en vigueur dans un lointain pays voire une autre galaxie ?
Faux (et un tout petit peu vrai) ! Car la.le lect.rice.eur mis.e en appétit par le titre, Sixteen Years, devra bien se garder de chercher des codes ou repères liés à telle ou telle génération : l’autrice nous offre ici un roman atemporel, mosaïque de plusieurs époques, qui du coup donne un style aux mille nuances poético-socio-imprévisibles.
Laissez donc vos repères dans un coin de grenier mental, et entrez en Alifaxie, ce « trou perdu » où le frère de l’héroïne Tyris, seize ans, se prénomme Pictave, cinq ans, lequel répète « cracker, cracker » lorsqu’« une émotion le submerge », même si « personne ne pige pourquoi il radote ce mot d’une façon abrutissante ».
Pour autant, fi des classifications : ni jeunisme ni conte de fée – Pictave, « quand il sera plus grand, il veut continuer à se toucher le zizi en regardant des femmes en photos sur les pages des catalogues de ventes par correspondance ». Tyris, plus tard, veut « être aviatrice, sportive, actrice destroy, escort girl », ou encore « coiffeuse pour stars, conductrice de poids lourds, mannequin (pfff !), givrée net et enfermée, femme au foyer (arg !) » et peut-être aussi « pom pom girl, adulte, pas adulte », « ado ado ado ado, dramatiquement comédienne et ado, vieux crabe for ever », etc.
En Alifaxie, « y a de l’espace, c’est sûr, mais on rêve presque tous d’un autre espace ou de plusieurs mélangés et c’est une saleté de bordel en fin de compte, on est complet à l’arrache, surtout moi et Katie » – Katie Starter (dite Katie Péril), meilleure « copiiiiiiiinneeu » de Tyris, et qui a « des hallus » et « voit des poulpes » quand « elle a trop torché ».
Où est-on ? Dans un ici où « c’est zéro pointé », des « cubes identiques alignés sur des tapis de pelouse », « des lignes boueuses, des étendues de champs océans », « un moyen supermarché dans le noyau » et un « petit ciel même quand il crache du beau » – « je suis née dans cette mouise, dit Tyris, c’est pareil que dans l’un de ces films où l’autre il n’arrête pas de tout couper avec ses doigts en ciseaux et que ça tourne au drame ».
Dans ce décor où règne « un putain de calme », il y a la Station H, un « vieil entrepôt que la mairie a bien voulu larguer pour une bouchée de pain, un vieux truc métallique qui s’est transformé en fièvre du samedi soir ». Pourquoi le « H » ? Ce serait tout gâcher que de le révéler, et je vous invite à le découvrir en lisant Sixteen Years (qu’on ne peut lâcher une fois ouvert, je vous préviens !).
Alcool, « grosse biture samedi H » mais aussi bière blonde à 6 degrés 8 « qui soi-disant provient d’une Abbaye quelconque dans le Nord », sexe (avec le « craqueur d’hymen » de Tyris : « Est-ce que j’avais la trouille ? À peine. »), solitude contemporaine (les monologues en « mp » avec la « machine à la con » censée incarner Alicia Strange, une actrice de série qui a « tout capté » et qui semble tellement « en symbiose » avec ses fans), tout est abordé dans le roman de Chloé Alifax, qui ne prétend donner aucune clef ni nous abreuver de la moindre leçon.
Et l’amour dans tout ça, me demanderez-vous ? Héhé, bien sûr qu’il y en a ! et c’est même « un truc ultra jouissif » – l’on savourera la rencontre entre le bassiste du groupe rock The Trainspotters, venu se produire à la Station H, et une Tyris guettant « l’épée là, qui rôde au-dessus de [leurs] cœurs » et écrivant : « Mail-moi aime-moi mail-moi… »
Le plus beau du roman – en tout cas le plus bouleversant – réside sans doute dans la relation amicale si forte et pudiquement trouble entre Tyris et Katie. À un moment précis du texte (la petite expédition punitive drôlissime contre le harceleur de Pictave, frère de Tyris), elles m’ont fait penser à Thelma et Louise[1] – et cette référence prouve bien que l’excellent roman de Chloé Alifax sait toucher toutes les générations !
Sixteen Years, roman, par Chloé Alifax, publié chez H&O éditions, 16 euros.
[1] Film de Ridley Scott, 1991, avec Geena Davis et Susan Sarandon.