On me demande assez souvent quelles ont été mes « influences » en littérature – s’il y a eu une sorte d’« élément déclencheur » à l’acte d’écrire initial. Invariablement je réponds que très tôt des voix se sont fait entendre dans ma tête, et qu’il est devenu vital, vers l’âge de douze ans, de leur offrir un lieu de concrétisation, qui s’appela Poésie. Dès mes quatorze ans je participais à des concours de poèmes qu’une camarade avait tapés sur la machine à écrire de son père journaliste à Var Matin. Je ressentais déjà, prétentieusement sans doute, la nécessité de créer ma propre voix/voie artistique qui ne serait comparable ou assimilable à aucune autre ; un style qui m’identifierait (comprenez : qui m’attribuerait une identité) et de fait m’affirmerait singulière.
Le terme « influence » m’est donc toujours apparu comme abstrait, dans quelque domaine que ce soit – plus tard nombre de mes amis ou compagnes m’en feront d’une certaine façon le reproche, déclarant que je « m’autosuffisais », ce qui m’inquiéta brièvement, car n’est-ce pas aussi ce qui est reproché aux sociopathes et autres tueurs en série ?… Plus sérieusement, en lieu et place d’« influences », j’évoquerais plutôt des « chocs littéraires » ayant jalonné mon parcours et qui continuent de m’électriser épisodiquement.
Le premier de ces « chocs » eut lieu vers l’âge de quinze ou seize ans, à la lecture de Duras. Je me souviens de ma stupéfaction. J’étais sidérée au sens propre. Je me revois dans la cour de l’école, m’exclamant toute seule : « Mais alors, on a le droit d’écrire comme ça ? » Jusque-là j’étais persuadée que pour ce qui concernait la grande affaire de l’écriture romanesque, il fallait en gros s’en tenir à Hugo et Zola – et pas de chance : je n’avais aucune estime ni la moindre admiration pour ces deux monstres sacrés des Lettres. Alors pensez donc ! Duras fut comme une illumination. Je n’ai jamais cherché à l’imiter – car pour quoi faire ? –, mais grâce à elle je me suis sentie libre de transgresser des règles préalablement maîtrisées – de la même façon que pour écrire un poème en vers libres, j’avais d’abord passé des années à composer des alexandrins et autres sonnets.
Toutefois, si Duras constitua un séisme, je connus un autre « choc littéraire » avec Balzac, que je découvris avec passion à l’âge de dix-huit ans grâce à un lumineux professeur de l’université d’Aix-en-Provence. Je ne m’attendais pas à vivre un telle rencontre après celle précitée, et c’est donc assez mornement que je suivais ce cours sur Balzac. Dans la salle régnait d’ailleurs un certain vacarme. Quand soudain, le professeur, qui ressemblait à l’immense comédien Michel Simon s’adressant à un Louis Jouvet imaginaire, a crié, tout en sueur et les cheveux dressés sur sa tête : « Issoudun aurait engourdi Napoléon. » Un silence s’est fait. Nous étions médusés. « Voilà, a ajouté le professeur halluciné, tout le génie de Balzac est dans cette phrase. Est-ce que vous saisissez ? »
Oui, je saisissais – à quel point, en quelques mots, tout un tableau était dressé, une histoire écrite. C’était incroyable. Je me suis jetée à corps perdu dans Balzac, que j’ai adoré, et que nos politiques actuels devraient relire : tout y est, y compris eux – mais se reconnaîtront-ils ?
Duras, Balzac… sacré grand écart, me direz-vous ! Et pourtant, en y réfléchissant bien, pas tant que cela : il suffit de relire Un barrage contre le Pacifique, qui par bien des aspects pourrait être balzacien. C’est donc dans cet état d’esprit que je déboulai (c’est le mot – à bord de ma Deux-Chevaux verte) à Paris en 1982, pour tomber sur le divin Queneau ! Mazette, quel autre « choc » ! Tout m’a plu, j’ai tout dévoré à la file en prenant à peine le temps de respirer. Queneau incarnait l’humour, la dérision et la mélancolie mêlés, je me régalais de son rythme de phrase, de ses jeux, de ses malices : il fut mon authentique amour sans pour autant m’influencer – car là encore : pour quoi faire ? Il avait tout dit à la perfection. Quelques années plus tard je connus un autre coup de foudre pour le poète Guillevic – je lui avais écrit pour lui témoigner mon admiration, et il m’avait proposé une rencontre, en précisant que mieux valait ne pas trop tarder. À cette époque je n’ai pas compris de quelle urgence il me parlait, j’étais très prise par mille tâches, et honte à moi j’ai « tardé » à rencontrer le poète, qui est mort dans l’entretemps. Ce « choc littéraire » vécu avec Guillevic se transforma alors en un immense choc de tristesse, dont je ne me remis jamais.
Je n’ai évoqué que des auteurs de langue française, mais je pourrais aussi citer l’énorme impression que me fit Mervyn Peake et son Titus d’Enfer, qui dans le domaine de la folle invention ne souffre d’aucun équivalent, ou encore mon éclatante Virginia Woolf. Mais l’énumération pourrait être prise pour une espèce d’étalage – alors que je suis quasiment autodidacte, n’ayant suivi que deux années d’études littéraires après le bac : dès l’âge de vingt ans je travaillais dans une société d’assurances ! J’ai donc plutôt envie à présent de vous parler de mes « chocs littéraires » de femme mûre, qui ne sont pas si différents, en matière d’intensité, de ceux vécus dans ma jeunesse – et qui ne sont toujours pas des « influences ».
Ainsi le colossal Russell Banks. Il m’a éblouie, maintes fois laissée bouche ouverte. J’ai lu De beaux lendemains ; American Darling ; Lointain souvenir de la peau ; Affliction ; Un membre permanent de la famille. Tout y est magistral, mené avec une intelligence et une lucidité inouïes. C’est le roi des zones grises où nous nous embourbons tous, alors que parallèlement nous sommes en quête perpétuelle de clarté. Russell Banks nous attire dans chacun de ses livres et ce sont nos tripes qui gisent là à l’air libre, à chaque page tournée ce sont nos propres lâchetés (excusables ? tel est le débat) qui se libèrent. Ma rencontre avec Banks l’an passé fut capitale : si elle ne constitua pas une « influence », elle me poussa à franchir un cap dans mon exploration schizophrène de l’écriture.
Et pour conclure – puisqu’il est question de troubles voire de pathologies –, je dois mon dernier « choc littéraire » au génial Léo Cairn, dont j’ai lu d’affilée Naissance de l’incendie et Une thérapie – tous deux publiés à La Manufacture de livres (où j’ai moi-même fait paraître Venise Off en 2024). Entre Léo et moi, il y a comme une parenté psychologique, un câble de mots qui nous relie, un cordon tressé d’une obsession pour les failles humaines, ces minuscules endroits où tout se décide et se précipite pourtant. Là non plus on ne peut pas parler d’influence mais de gémellité littéraire dans ce qui nous irrigue – un peu comme si nous étions tous deux adeptes de la même secte.
Si j’ai écrit ce petit texte, c’est à la suite d’une remarque d’un auteur qui me disait n’avoir « pratiquement rien lu » – mais qui scrutait attentivement les chiffres des ventes de ses propres ouvrages. « Mais si tu ne lis pas, comment peux-tu désirer être lu ? lui ai-je demandé. Imagine un boulanger qui ne mangerait jamais de pain ! » Il m’a répondu qu’il était comme une éponge, et que s’il se mettait à lire les autres écrivains, il serait aussitôt influencé par eux. Pour résumer, il y perdrait son âme. « Et puis ton histoire de boulanger qui ne mange pas de pain, ça n’a rien à voir. »
Ah bon ?
Martine Roffinella
MES JOURS – Sous le pavé la plume.
