Que peuvent bien nous réserver ces Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces ? Sont-ils-et-elles susceptibles, au gré de nos petites ou grandes vies, de semer le désordre parmi nos inébranlables perceptions du réel ? Quel est le point de vacillement entre ce que nous tenons pour sûr et le fantastique ? C’est l’affaire de l’écrivaine Ella Balaert.
Georges-Olivier Châteaureynaud, grand nouvelliste devant l’Éternel, signe la Préface du recueil d’Ella Balaert, Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces, qui m’a fortement impressionnée – peut-être davantage encore, non pas dans ce qui fut nommé à tort le « monde d’après-Covid », mais bel et bien dans celui d’aujourd’hui, faussement compassionnel, plus égotiste et rempli de vides que jamais.
S’il ne faut, afin de conserver intacte la curiosité gourmande des lect·rices·eurs, rien révéler des intrigues propres à chaque nouvelle, il est permis de situer le livre « en forme de bestiaire » sous « l’invocation d’Edgar Poe » – qui est, suppose Châteaureynaud, « en partie à l’origine de [l]a vocation de “fantastiqueuse” » d’Ella Balaert. Une « revendication de parenté » on ne peut plus évidente, elle « crève les yeux », dit-il, « car l’ange du bizarre est présent à chaque page ». Ce qui ne signifie pas pour autant que le réel en doive être chassé : bien au contraire ! Car, comme il le conclut, « le réel, afin de le donner à voir il faut d’abord lui tourner le dos, feindre de l’ignorer, le surveiller dans le miroir d’une fiction (…) et révéler son imposture ».
« Imposture » est le mot juste. Et pour ce qui est d’utiliser la fiction pour en témoigner, Ella Balaert est une redoutable experte, autant dans la construction de l’intrigue que dans un style d’une précision et d’un cachet hors pair.
Extrait, page 15 :
Aussi, à présent, marche-t-elle dans son appartement, Andréa, elle tourne en rond dans le ventre douillet de son appartement sans le quitter depuis plus de deux semaines, sans passer la tête par l’embrasure, sans sortir les pieds en premier non plus, se présenter par le siège est dangereux, ce sont les morts qu’on fait quitter les maisons les pieds devant pour éviter qu’ils reviennent, aussi Andréa ne sort-elle de chez elle, ni pieds, ni tête. Depuis quinze jours.
Depuis qu’Alain est parti, depuis qu’Alain me délaisse au gué vive la rose, pour s’en aller voir une autre qui est bien plus tout que moi (…).
« Les Poissons rouges », « La Chienne de chasse », « La Mouette », « Le Bernard-l’ermite »… dix-sept nouvelles, plus fascinantes (et donc inquiétantes) les unes que les autres, composent ce recueil dont chaque personnage pourrait être tout ou partie de nous, l’une de nos bizarreries, l’un de nos accidents, une erreur, un songe – et soudain ce point, pas forcément de rupture, qui nous transfère d’un monde à un autre, lequel peut paraître si différent de celui dont nous rêvions, mais qui en fait est nous, tels que nos pensées et nos actes nous ont recréés.
Ella Balaert, douée de cette faculté d’observation rare pour repérer les minuscules non pas failles mais interstices de nos egos, concrétise ce que notre présence au monde induit – elle « fantasmatique » de sorte à nous faire prendre le récit pour une extrapolation dramatico-burlesque, jusqu’au moment où ce qui se passe nous arrive : c’était écrit dans le livre, et l’événement survient, c’est nous ce personnage téléporté, c’est sous cette imposture du réel.
Ainsi Andréa, secrétaire médicale désormais cloîtrée chez elle, « bien au chaud dans la chambre matricielle », et qui a pourtant « essayé de faire les choses et de les faire bien », mais qui ne peut plus – « comme ce serait drôle si les hommes étaient aussi transparents que les poissons », ces poissons rouges dont la femelle a « lâché ses œufs par salves », alors qu’elle-même n’a pas pu voir son enfant mort : « je l’aurais vu si les femmes étaient aussi transparentes que vous, mes jolis ». Et de poser là cette question charnière : « Et si vous inversement deviez donner un nom comme nous à chacun de vos œufs, comment feriez-vous ? »
Avec son mari, pour le « né mort », ils avaient pensé à Ronan « si c’est un garçon », Léonie « si c’est une fille » – Andréa d’en déduire, ce qui constitue le micro-détail autour duquel la nouvelle tisse sa toile : « poisson tu es plus heureux que moi ».
La fin confirme-t-elle ce sentiment ?
Chez Ella Balaert, les choses ne se tranchent pas si aisément, même si elles peuvent se révéler d’une cruauté proposée comme inéluctable et d’autant plus mordante (terme approprié en l’occurrence).
Toutes les nouvelles de ce remarquable recueil m’ont plu et fascinée par l’extrême qualité de leur construction littéraire, la présence, même quand elle est absence, de chaque personnage auquel immédiatement on s’attache, pour l’adopter ou le rejeter, mais dans une forte préhension morale et physique. Les présentations faites, nous lisons non pas plus vite, mais en serrant les doigts sur les pages. Quelque chose se crispe en nous, la sensation d’un basculement que nous souhaitons deviner, anticiper pour pouvoir l’éviter, empêcher en quelque sorte l’opération transparente que la « fantastiqueuse » Ella Balaert va produire à notre insu : eh bim ! rien vu venir ! c’est arrivé, il faut respirer de nouveau – elle nous a bien eus.
Le livre refermé, je me suis demandé de quelle femme je me sentais la plus proche dans ce recueil.
Johanna ? qui lutte « contre une envie d’envers des choses », comme par exemple « de se retourner comme un gant », rêve de « changer de peau » car la sienne est « tendue à craquer sur l’amas des chairs, dernière digue avant le surgissement de la houle », et à qui il est justement proposé « une nouvelle peau pour une vie meilleure » ?
Ou Madame Yvette Ducharme ? qui, « trop bonne », accueille toutes sortes d’animaux errants alors qu’une sévère froidure sévit cette année-là – d’abord un « vieux matou, avec une vieille tête, l’œil voilé, la moustache inégale, le poil ras et pelé couleur gris sale, une bête usée », puis six chats au total, et ensuite un chien blessé, un canard aveugle, un couple de hérissons, une oie nerveuse… Au départ les voisins admirent le dévouement d’Yvette – « heureusement qu’ils vous ont, hein, pauvres bêtes » –, mais au fil du nombre croissant la population goûte de moins en moins cette « invasion possible de tous ces errants » (migrants ?) – « et vous comptez en ramasser encore beaucoup de ces infortunés, mère Yvette ? (…) y a pas écrit Noé sur les panneaux de la ville tout de même ils pourraient bien nous amener des maladies, vous penserez à bien les enfermer chez vous, hein ».
J’espère bien, par ce compte rendu très frustrant – car comment tout cela se finit-il ? bien ? mal ? entre-deux ? –, provoquer ici une furieuse envie de dévorer séance tenante ces nouvelles, car il faut lire Ella Balaert – et tout de suite.
Urgence à prendre le réel « sur le fait », comme l’écrit si bien Georges-Olivier Châteaureynaud, « en pleine tricherie, pour lui arracher dans un éclair son masque du moment », ce par le biais du fantastique qui le contient tout entier.
Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces, par Ella Balaert. Préface de Georges-Olivier Châteaureynaud. Publié aux éditions des femmes-Antoinette Fouque ; 15 euros.
Site de l’autrice : https://ellabalaert.com/
Touché-coulé comme on dit… Bravo Martine, vous avez suscité l’envie de lire ce recueil de nouvelles…
Vous avez dévoilé juste ce qu’il faut pour attiser le désir d’entrer dans ce bestiaire…et de partager votre enthousiasme…Merci…