Certains êtres font partie de nous sans pour cela nous appartenir, sûrement parce qu’ils composent d’emblée, dans notre intériorité, les accords secrets d’une partition qui nous crée libres. C’est le cas de Sylvia Plath, pourtant tragiquement morte à un peu plus de trente ans, par suicide au gaz, mais qui nous laisse la plus formidable preuve de vie dont nous puissions hériter. Pour aborder le travail de cette immense écrivaine devenue iconique à bien des titres, j’ai choisi la collection Quarto Gallimard qui rassemble, sur 1280 pages et 62 documents, ses Œuvres, dans une édition établie et présentée par Patricia Godi – dont son seul roman publié sous le pseudonyme de Victoria Lucas, car largement et « profondément » autobiographique : La Cloche de verre (dans une traduction révisée par Audrey van de Sandt). Ainsi que je procède toujours, j’ai d’abord lu les textes (le roman, la poésie) avant de prendre connaissance des explications ou commentaires de grand intérêt que l’ouvrage nous offre par, outre Patricia Godi, Patrick Reumaux ou George Steiner. J’ai donc abordé, sans presque rien en savoir, La Cloche de verre – qui m’a éblouie tout en m’évoquant quelque chose de familier, que je nomme : la dépression d’écriture, vécue jusqu’à son paroxysme. Ici de pathos point. Tout le début du livre est désopilant. On éclate souvent de rire tant les scènes sont cocasses et les remarques de l’héroïne, Esther Greenwood – du nom de la grand-mère maternelle de Sylvia Plath, laquelle revendique l’écriture d’un roman dont elle sera « [s]a propre héroïne, déguisée, bien sûr » –, d’une joyeuse ironie. Nous sommes en 1953, la jeune Esther/Sylvia fait partie d’une sélection de quelques filles issues des meilleures universités pour rejoindre, pendant un mois, l’équipe éditoriale d’un prestigieux magazine new-yorkais. Parmi elles il y a l’originale Doreen, au « ricanement amusé et mystérieux, comme si tous les gens qui l’entouraient étaient de fieffés imbéciles », et dont Esther devient assez proche ; car, constate-t-elle avec causticité : Doreen « fait en sorte que je me sente plus intelligente que les autres ». C’est donc une chance inouïe d’être là, au cœur de ce pétillement new-yorkais si convoité. Et qui aurait dû combler Esther, attirée « comme un aimant » par « toute une vie de décadence merveilleuse et subtile » censée y régner.
Mais c’est « l’été où ils ont électrocuté les Rosenberg », et cette idée la rend malade ; elle ne sait plus vraiment ce qu’elle fait là : New York est « déjà assez moche comme ça ». Le ton est donné. Quelque chose « ne colle pas » en elle cet été-là – même les vêtements « inconfortables et chers » qu’elle a été « idiote d’acheter » pendent « comme des poissons morts dans [s]on placard ». Elle rencontre un monde factice, tape-à-l’œil, féroce, où le matérialisme a pris le pouvoir, et où le cynisme rivalise avec une morne indifférence : peu à peu Esther se sent « fondre dans l’ombre comme le négatif d’une personne [qu’elle] n’aurai[t] jamais vue de [s]a vie ». Les gens que la jeune fille côtoie nous paraissent être des imitations illusoires et surjouées de modèles d’Américains qui se croient émancipés. Et pour les femmes, cette pseudo-liberté est un leurre : même quand elles ont mené de brillantes études, se « faire épouser » demeure leur incontournable destinée. Et s’il pleut des paillettes sur les soirées débridées, une jeune fille ne doit pourtant « coucher avec personne d’autre que son mari et ce, uniquement après le mariage ». Sinon ce n’est qu’une « pute » ou une « salope ». Esther enregistre tout cela, mais : « le problème était que j’avais horreur de servir les hommes en aucune façon ». De même qu’elle mesure – ce qui était énorme à cette époque et l’est encore – à quel point, en matière de virginité, les hommes ont un droit à une hypocrisie de vie dont les femmes sont délibérément privées.
Parallèlement, apparaît dans le récit non pas une faille mais une zone d’incertitude que la jeune fille n’a pas encore tout à fait identifiée – « Le silence me déprimait. Ce n’était pas le silence du silence. C’était mon propre silence. » Et c’est sans doute à partir de cette phrase que la suite de l’histoire peut être tracée. En dépit d’épisodes drôlissimes sur ses émois amoureux, ou encore sa réaction à la vue d’un sexe d’homme (« Ça me faisait seulement penser à un cou de dinde et à des abats »), nous sentons bien que le point de bascule est proche. Il se matérialise dans le fait qu’une fois rentrée chez elle en périphérie de Boston, Esther apprend qu’elle n’est pas reçue à son cours de littérature. Sa bouche se « fige » alors « amèrement ». L’air « déserte » ses poumons. Et débute ainsi le corps-à-corps avec une forme de désintégration. Elle ne dort plus, ne se lave plus (« Il me semblait idiot de laver un jour ce qu’il faudrait relaver le lendemain »), ne peut plus lire. Elle redoute de s’enfoncer « de plus en plus profondément dans un sac noir sans air et sans issue » car – et c’est ce qui compte le plus – elle ne peut plus écrire. L’idée du suicide arrive naturellement. Esther s’attache alors à passer en revue les différentes manières d’en finir (dont la noyade – et l’on pense bien sûr à Virginia Woolf, dont Plath dit : « ses livres rendent les miens possibles ») et les expérimente avec une lucidité stupéfiante. Elle ne croit pas qu’il y ait une vie après la mort, « ni à l’Immaculée Conception, ni à l’Inquisition, ni à l’infaillibilité de ce petit pape au visage simiesque […] ». Manquant de réussir à se tuer car « elle pense qu’elle n’écrira plus jamais », prisonnière d’une « cloche de verre, à macérer dans l’air vicié de [s]a propre respiration », elle est internée en hôpital psychiatrique où elle subit toutes sortes d’expériences en vogue à cette époque, dont les séances d’électrochocs. Cette partie du roman est la plus poignante, bien que l’écriture en soit distanciée à l’extrême. Tout est décrit avec une précision infernale, qui fait que nous nous sentons nous aussi patients de cet établissement, à perdre pied, à manquer d’air sous une cloche de verre. Laquelle nous permet de tout voir néanmoins : cette transparence accentue notre impuissance, qui vient enfler celle d’Esther – nos doigts sont empêchés de créer, alors même que l’accès à une « personnalité normale » apparaît paradoxalement (ou non) hérétique.
Le roman s’achève sur « la vieille rengaine » qu’Esther finalement écoute : « Je vis, je vis, je vis. » Le « rite de la renaissance : raccommodée, rechapée, et bonne pour la route », semble imaginable – mais je n’écris pas : réalisable, car Sylvia Plath mit fin à ses jours en 1963, un mois après la parution de La Cloche de verre.
Aussi c’est à sa poésie – extraite ici de l’admirable recueil Ariel (« Dame Lazare ») – que je laisserai le dernier mot : « Mourir/ Est un art, comme tout le reste./Je m’y révèle exceptionnellement douée […]. »
Martine Roffinella
Écrivaine-photographe.