Le mariage symbolise-t-il à lui seul l’idée du couple, qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel ? Jean Claude Bologne, philologue, historien et romancier, s’est attelé à cette passionnante question dans une très complète et impressionnante Histoire du couple.
Au printemps 2013, la loi dite « Taubira » consacre le « mariage pour tous ». Une définition est intégrée au Code civil, dans un nouvel article 143 : « Le mariage est contracté par deux personnes de sexe différent ou de même sexe ». Est-ce à dire que cette union officielle symbolise à elle seule l’idée du couple, qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel ? C’est à cette passionnante question que Jean Claude Bologne, philologue formé à l’université de Liège, historien et romancier, s’est attelé, dans une très complète et impressionnante Histoire du couple, de l’Antiquité à nos jours.
La polygamie : prédisposition « testiculaire » ?
L’ouvrage se lit comme un roman, et pourtant il nous enseigne formidablement – voire fait ou refait notre éducation en matière de ce que nous pensons bien connaître pour l’avoir (presque) toutes et tous vécu : le couple !
N’allons pas imaginer que vivre à deux se résume à une bague passée au doigt pour le meilleur et pour le pire. Fratrie, compagnonnage, amitié exclusive… les manières de se lier sont incroyablement foisonnantes et ne manquent pas de nous surprendre par certains aspects rocambolesques. « Le couple serait-il inscrit dans nos gènes ? » s’interroge Bologne, alors que « biologiquement, l’homme est prédisposé à être polygame », selon le professeur Jacques Balthazart, neuroendocrinologue du comportement à Liège.
Et d’expliquer cette « conclusion » par la « corrélation » entre « la taille des testicules et les modèles sociaux dans lesquels vivent les animaux », notant que chez l’homme, « la taille moyenne » des bourses « s’apparenterait à celle des systèmes polygames ».
De plus, « cerise sur le gâteau, l’infidélité serait génétiquement programmée par le gène DRD4, qui active un récepteur de la dopamine D4, connue pour contrôler les sensations fortes et les prises de risques. Une variante de ce gène, le 7R+, est présente chez les hommes engagés dans des liaisons brèves ou des aventures d’un soir ». De quoi peut-être réécrire la fin de Dom Juan ?
Que d’unions !
L’Athènes antique établit le couple de trois manières : l’hétaïre (la courtisane) pour le plaisir des sens mais aussi la « conversation » (c’est « l’invitée privilégiée » des fameux banquets – l’une des plus célèbres hétaïres fut Thaïs, qui, une fois mariée à Ptolémée, devint reine d’Égypte) ; la pallaque (la concubine), « compagne de tous les jours » ; et l’épouse (gunaika), qui « règne » dans le gynécée, « d’où elle ne peut sortir que sous certaines conditions ». Elle assure la descendance légitime en vue des cruciales questions d’héritage.
Cela peut nous paraître un brin excessif ou complexe à gérer, mais que dire des trois cent soixante-cinq concubines que l’on prête au Perse Darius ? ou des sept cents épouses du roi Salomon ?…
L’amour réservé aux couples adultères ou homosexuels ?
Selon le mythe de l’androgyne originel, attribué à Aristophane dans Le Banquet de Platon, le couple a d’abord constitué un être unique « séparé par les dieux et reconstitué par le hasard des rencontres ». Ainsi, lorsque les deux « moitiés disjointes se retrouvent, leur désir immédiat est de s’épouser pour être unies dans l’éternité ».
Pour ce qui concerne les homosexuels plus précisément, ils sont donc les deux « moitiés » d’un homme double et les deux moitiés d’une femme double. Et lorsqu’elles se retrouvent, c’est pour l’immense émotion de se « réunir et se fondre avec l’être aimé, au lieu de deux n’être plus qu’un seul ».
C’est la composante essentielle de l’amour : « la certitude viscérale d’avoir retrouvé une moitié perdue de nous-mêmes » – ledit amour étant apparemment l’apanage, selon Aristophane, des couples adultères ou homosexuels, car, nous explique Jean Claude Bologne, « l’amour conjugal ne lui vient pas à l’esprit, comme s’il était impossible qu’il existât une forme d’amour à l’intérieur du mariage ».
Des couples d’hommes « plus solides que les mariages officiels »
Dans la Grèce antique, l’on sait que le couple homosexuel classique se compose de l’aimé passif (éromène) et de l’amant actif (éraste). « L’amour entre garçons se serait répandu, nous explique Jean Claude, parce que la vigueur des jeunes gens s’accroissait par leur émulation lorsqu’ils combattaient côte à côte. Les érastes préféraient tout souffrir plutôt que de se montrer lâches devant leurs “mignons”. » Ainsi les généraux les regroupaient-ils pour l’assaut : les célèbres guerriers amants de Thèbes demeureront invincibles jusqu’à l’ultime bataille de Chéronée, où on les retrouvera « tous morts, tous frappés par-devant » – car l’éromène ne doit pas trouver son éraste frappé dans le dos, ce qui serait signe de couardise.
N’idéalisons toutefois pas la mentalité antique, en apparence si tolérante, car d’un point de vue sensuel, l’éromène ne doit pas prendre de plaisir. En effet, « la relation passive n’est pas considérée comme honteuse si le garçon reste “parfaitement froid” ». Une « simple ondulation de la croupe » est considérée comme « perverse », et seul l’éraste doit être en érection.
Du côté des couples antiques célèbres, Socrate et le jeune Alcibiade en forment un singulièrement intense : « J’étais asservi à cet homme, nul ne l’avait jamais été de cette façon à personne », dit Alcibiade – même s’il n’y a rien de sexuel entre eux : « Ils passent la nuit enlacés, mais le garçon se lève le matin comme s’il avait couché avec son frère ou son père. »
Amitiés exclusives, échanges de consentements et unions masculines
Des manuscrits entre le Xe et le XVIe siècle font état d’une prière célébrant des unions entre hommes, de « serments de fidélité » empruntant « certains rites nuptiaux », mais voulant consacrer un « amour de l’esprit » (« ils échangent un baiser, mais le baiser de paix qu’ils viennent de recevoir du prêtre »…). Il s’agit donc de couples spirituels, néanmoins aussi solides et indissolubles que ceux consacrés par le mariage. L’on citera aussi dans ce registre des couples de guerriers « liés jusqu’à la mort », comme Roland et Olivier, qui relèvent du compagnonnage sacré.
À noter toutefois que des « abus du sacrement » ont été relevés, et en 1578 des mariages entre hommes « ont ainsi conduit à un bûcher collectif », car des Portugais et des Espagnols « s’épousaient mâle à mâle à la messe (…) et puis couchaient et habitaient ensemble ».
Quid de la corrélation entre amour et mariage ?
Les exemples de couples homosexuels célèbres, dont les sentiments plus ou moins enflammés se sont inscrits dans la durée, ne manquent pas : trente-deux années de relation entre Michel-Ange et Tommaso de’ Cavalieri, vingt-six, entre Jean Cocteau et Jean Marais, trente-neuf, entre Gertrude Stein et Alice Toklas, etc. Restait à savoir si le lien amoureux est véritablement contenu dans celui du mariage – ce qui n’a pas toujours été le cas, et loin de là ! comme l’explique très précisément, époque par époque, l’ouvrage de Jean Claude Bologne.
Ce n’est donc pas sans quelque étonnement que nous apprenons que la corrélation entre amour et mariage est « bien ancrée dans la mentalité moderne » : c’est même ce qui a servi de « toile de fond aux discussions de 2013 sur un “mariage pour tous” », car « à amour égal, droits égaux au mariage ». Et Jean-Luc Romero, conseiller régional d’Île-de-France, d’ajouter : « L’amour homosexuel vaut l’amour hétérosexuel et la République doit reconnaître tous les amours » – d’où le slogan : « Amour pour tous, mariage pour tous ».
Mais tout cela ne nous dit pas, quelle que soit notre orientation sexuelle, quel est le « but » exact du couple, « marié ou non ».
Si vous désirez être avantageusement renseigné sur cette brûlante question, il vous faut déguster avec délices l’ouvrage de Jean Claude Bologne, dont presque chaque page réserve une surprise – et qu’il est bien sûr impossible de résumer ici sans en affadir la portée et la saveur. Un travail colossal et magnifique, dont il a accepté de nous parler.
Martine Roffinella : Jean Claude Bologne, vous avez publié jusqu’à présent une trentaine d’ouvrages ayant trait à l’histoire des mœurs (notamment : Histoire de la conquête amoureuse ; Histoire de la coquetterie masculine ; Histoire de la pudeur, etc.). En quoi le sujet du couple vous est-il apparu comme un élément clé de l’aventure humaine au sens large ?
Jean Claude Bologne : Dans toutes les cultures qui ont influencé la nôtre, le couple est l’élément constitutif de la société, que les mythologies font remonter à l’origine. Bien sûr, il y a une nécessité de reproduction sexuelle, mais c’est aussi d’une vie commune qu’il est question. « Il n’est pas bon que l’homme soit isolé », dit la Bible, et pour le Coran, l’homme trouve le repos dans le couple.
Notons aussi que la première proposition de Dieu dans la Bible, n’est pas de créer une femme pour donner une compagne à l’homme, mais de lui présenter tous les animaux qu’il a créés ! C’est bien la compagnie, plus que la reproduction, qui est concernée. En cas de stérilité, comme chez Sarah, Abraham assure dans un premier temps la reproduction avec une servante, mais le couple, c’est bien avec Sarah qu’il le vit.
Ce binôme privilégié est un élément fondamental dans toutes les sociétés. Dans les cultures antiques, le mariage permet l’engendrement d’enfants légitimes, donc la transmission de l’héritage, mais ne s’identifie pas nécessairement au couple : Socrate a eu trois enfants de Xanthippe, mais le couple qu’il forme avec Alcibiade est sans doute plus connu que son mariage. Faire correspondre le mariage au couple est bien sûr une aspiration ancienne, mais elle ne s’impose vraiment qu’avec les temps modernes et surtout avec le romantisme. À toutes les époques, la constitution du couple a pu passer par bien d’autres solutions que la bénédiction nuptiale. Il m’a semblé intéressant de les étudier en tant que telles.
M. R. : Votre ouvrage retrace « pour la première fois » l’histoire du couple, de l’Antiquité à nos jours, nous est-il expliqué dans la présentation de votre travail. Nul ne s’y était donc frotté auparavant. Est-ce parce que la notion même de couple, contrairement à celle de mariage (où l’on « passe brutalement de l’état de célibataire à celui de marié »), comporte une foule d’ambiguïtés dans ses « zones interfrontalières qui n’appartiennent à aucun des deux pays limitrophes, ou qui appartiennent aux deux » ?
J. C. B. : En Histoire, le mariage a toujours été un sujet d’étude prioritaire, les autres formes de couple étant considérées comme un domaine marginal. Ce n’est que récemment que les sociologues se sont intéressés au couple en tant que tel : par exemple, la cohabitation doit être étudiée conjointement chez les époux, dans une maison de retraite ou dans une chambre d’enfants. En Histoire, cette perspective est stimulante. Certains juristes classiques, par exemple, ont analysé le mariage comme une forme particulière de la société, qui elle-même n’est qu’une espèce de la relation contractuelle, celle-ci n’étant à son tour qu’un aspect de l’amitié… Il était alors sur le même pied que des communautés tacites ou contractuelles qui permettaient à deux personnes de vivre en couple avec des obligations légales, notamment en matière de succession.
De telles associations se faisaient assez souvent entre deux femmes, dont le sort était bien plus précaire que celui des hommes et qui décidaient de se soutenir mutuellement. Des « compagnonnages » entre deux hommes pouvaient être scellés par des cérémonies religieuses. Il ne s’agit pas dans ces cas de relations homosexuelles, mais de la constitution de couples indépendamment de la forme conjugale traditionnelle.
Lorsque ces formes légales ont disparu, ainsi que les diverses modalités de formation du couple qu’avait connues l’Antiquité, le mariage est resté la seule forme de couple institué. Les autres formes sont devenues illégales lorsqu’elles débouchaient sur des relations sexuelles (concubinage, adultère, fornication entre célibataires, homosexualité…), ou ont perdu leur force symbolique.
On s’étonne aujourd’hui d’un coup de foudre d’amitié tel que l’ont vécu Montaigne et La Boétie (dès leur première rencontre, « nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre »), ou des déclarations d’amitié adressées par Antoine Favre à François de Sales (« Vous m’avez tellement attiré par le désir de jouir de votre commerce […] que non seulement j’ai été pris du désir de vous aimer et d’entrer en rapports avec vous, mais encore de nouer des liens d’une perpétuelle obligation »).
Aujourd’hui, il est devenu difficile de définir des critères objectifs pour le couple non marié. L’INSEE, qui tente depuis 2004 une approche statistique, a adopté une définition déclarative : « Une personne vit en couple si, âgée de 14 ans ou plus, elle répond oui à la question “vivez-vous en couple ?” » C’est le sentiment de vivre en couple qui constitue le couple : ni la cohabitation, ni les relations sexuelles régulières, ni le partage des dépenses n’y suffisent. Non sans humour, mais avec pertinence, Jean-Claude Kaufmann a même proposé de définir le couple par la mise en commun du lave-linge.
M. R. : Vous expliquez de remarquable façon les différences à la fois fiscales, administratives et sociales entre concubins, ménages, pacsés, mariés, etc. Globalement vous semble-t-il avoir repéré, au fil des siècles, une sorte de « fil rouge » conduisant l’humain à un mieux-vivre ensemble, ou bien avez-vous plutôt l’impression de tâtonnements sans réelle progression sur le fond ?
J. C. B. : Il n’y a pas de fil rouge en Histoire, sinon celui que l’historien imagine en réunissant des exemples qui semblent constituer une suite logique, mais dont on ne saura jamais s’ils correspondaient à une tendance majoritaire. Bien sûr, l’évolution des cadres juridiques est flagrante et importante, car le couple devait entrer de gré ou de force dans les catégories légales. Mais les exceptions sont tellement nombreuses qu’on peut se demander si l’inventivité humaine n’a pas été plus importante que les normes simplificatrices.
L’interdiction par l’Église du concubinage, de l’homosexualité, du divorce, de la polygamie… a bouleversé les normes antiques et imposé le mariage unique comme un idéal généralisé. Pour autant, la fréquence des poursuites pour concubinage au Moyen Âge laisse entendre que la pratique restait importante. La question du « mieux-vivre ensemble » était rarement abordée et, dans le cas d’un mariage infrangible, se résumait à des conseils à supporter le conjoint ou à modérer ses propres impulsions.
Mais la violence conjugale témoigne de l’inutilité de ces admonestations, et le « droit de correction » du mari sur sa femme donne froid dans le dos : le mari est condamnable, dans la coutume normande, s’il arrache un œil à sa femme, lui casse un bras, ou la frappe exagérément, fréquemment et sans raison. Sinon, il fallait accepter des formes bancales de séparation, qui ne brisaient pas le mariage et empêchaient le plus souvent de reconstruire un couple, le cas échéant par l’emprisonnement d’un des deux conjoints. De ce point de vue, c’est la fin du XXe siècle qui a assuré une vie de couple apaisée en réintroduisant le divorce par consentement mutuel.
Paradoxalement, celui-ci a permis une réelle expansion du mariage d’amour, car on ne s’engage pas facilement pour la vie sur un sentiment aussi fragile. Il a aussi obligé les conjoints à consolider en permanence leur couple s’ils souhaitaient le voir durer. La reconnaissance à la fois officielle et sociale d’autres formes de couple est également récente. Si le concubinage n’est plus pénalisé depuis la Révolution, il n’entre dans un texte de loi qu’en 1912… et bien plus tard dans les mœurs.
L’acceptation de l’homosexualité, la reconnaissance d’un viol conjugal, l’indifférence à la légitimité d’un enfant né hors mariage sont des acquis récents qui vont dans le même sens : le droit de chercher dans le couple un bonheur fondé à la fois sur des idéaux personnels et la mise en commun des expériences.
M. R. : L’Église, souvent présentée comme castratice en matière de liberté, s’est en fait originellement montrée, dans le domaine du couple et du mariage, d’un grand modernisme. Désormais, les hommes n’ont plus le droit de répudier leur épouse, et « le mari, au moins, est astreint aux mêmes devoirs » que sa femme. Iriez-vous jusqu’à dire qu’il y avait un certain « féminisme » d’ordre politique chez les évêques de cette époque ?
J. C. B. : En imposant l’indissolubilité du mariage, l’Église a dû se pencher sur la durée du couple, question qui, dans l’Antiquité, ne regardait que les conjoints. Saint Paul avait proclamé que l’homme est le chef de la femme. Mais pour autant, répond Jean Chrysostome, il ne faut pas « l’enchaîner par la peur et les menaces, il faut l’attacher par l’amour et la bienveillance ». On voit alors apparaître chez les pères de l’Église la préoccupation d’une vie paisible au sein du couple, que la pratique de la confession enrichira d’une expérience concrète. Cela débouchera sur les grandes réflexions sur le mariage chrétien d’Érasme ou de François de Sales.
Par ailleurs, le christianisme, fondé sur une doctrine égalitaire et une mystique de l’unité, a supprimé bien des injustices liées au patriarcat et la hiérarchisation sociale. Certaines formes de couple, dans le droit romain ou germanique, étaient justifiées par la condition servile de la conjointe, qui ne bénéficiait pas de la solidité d’un mariage solennel. Le mariage unique a au moins eu l’avantage de supprimer certaines inégalités dont les femmes étaient le plus souvent victimes. Par ailleurs, l’interdiction du divorce entraîne celle de la répudiation, qui se faisait le plus souvent au détriment des femmes.
De même, l’uniformisation de la morale conjugale impose au mari la même fidélité qui n’était auparavant requise que de l’épouse. De ce point de vue, l’Église a joué un rôle civilisateur incontestable. Mais il ne faut pas se faire d’illusion : cet égalitarisme est resté très théorique. L’adultère masculin a toujours bénéficié d’une tolérance morale, sinon légale, et des formes d’union inégalitaire, comme le mariage morganatique, ont subsisté dans certains cas. Je ne parlerais pas de « féminisme », ce qui serait anachronique, car le but n’était pas d’améliorer le sort des femmes, mais de généraliser l’idéal de paix et d’égalité, et de traduire dans la vie du couple la mystique de l’unité. Et surtout, parce que la fameuse formule de saint Paul sur la supériorité masculine n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd et a nourri des siècles de réflexion sur la puissance maritale. Rappelons que celle-ci est restée dans la loi jusqu’en 1965.
M. R. : Votre livre s’achève sur ce constat : « En fin de compte, on pourra croire au couple tant qu’on croira à l’individu. » Pourriez-vous nous préciser cette pensée ? Implique-t-elle que la constitution même de l’individu passe irrémédiablement par sa rencontre, voire sa fusion, avec l’Autre ?
J. C. B. : C’est une remarque née des réflexions récentes sur les rapports entre le couple et l’individu, et en particulier sur celles de François de Singly, qui montre combien le regard de l’autre est nécessaire à la construction de l’identité. La plupart des buts que l’on assignait jadis au mariage ont disparu à la fin du XXe siècle (transmission de l’héritage, légitimité des enfants, autorisation d’une vie sexuelle culpabilisée en dehors, acquisition d’un statut social…).
Le principal but du mariage est désormais celui qui était jadis dévolu à d’autres formes de couple : l’épanouissement de l’amour passionnel. Ce lent renversement des valeurs traditionnelles a créé une crise du mariage, du moins dans les statistiques, car si le taux de nuptialité n’a jamais été aussi bas, la qualité de la vie commune est certainement bien plus grande qu’auparavant. Mais cette crise du mariage n’est pas celle du couple. On estime à 2 % à peine ceux qui au terme de leur vie n’auront jamais vécu en couple, ne fût-ce que provisoirement. Le « vieux garçon » et la « vieille fille », si fréquents au XIXe siècle, qui terminent leur vie comme ils l’ont commencée, sont devenus exceptionnels.
On a souvent lié cette désaffection du mariage à la montée de l’individualisme, sensible depuis le XVIIIe siècle. C’est en partie exact, mais les sociologues insistent de plus en plus sur l’importance du regard de l’autre dans la construction de la personnalité. Pour que ce miroir dans lequel nous cherchons notre reflet soit fiable, il faut une certaine stabilité et une bonne connaissance réciproque : les rencontres de hasard, les communautés virtuelles, les grandes fêtes n’y suffisent pas. Cette stabilité est fournie par les parents pour les jeunes gens, par le conjoint pour l’adulte. Cela explique que le couple se porte de mieux en mieux malgré la crise statistique du mariage.
Article paru dans la revue Genres le 26 février 2018.
Histoire du Couple
Jean Claude Bologne
Éditions Perrin
21 euros