« Les ami·e·s publient ! », tel est le nom du nouvel espace d’accueil solidaire ouvert cet été, où les auteur·e·s sont invité·e·s à présenter leur travail. Vous êtes nombreu·ses·x à le visiter et à permettre aux artistes de résister à la crise. Aujourd’hui, Jean Claude Bologne, pour : Rituaire.
Qui est Jean Claude Bologne ?
Né à Liège en 1956, Jean Claude Bologne est philologue de formation. Il est l’auteur d’une quarantaine de livres publiés dans trois domaines distincts : fictions (romans, nouvelles, contes, apologues), essais (essentiellement d’histoire des sentiments) et dictionnaires d’allusions. Spécialiste de l’histoire du couple, de la pudeur, il enseigne également l’iconographie médiévale. Il siège depuis 2011 à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.
Présentation de Rituaire
« Par un acte, par des mots, le rite nous relie à l’homme primordial : en cela, il nous concerne tous », nous explique la 4e de couverture. « Chaque culture, chaque époque a produit ses rites spécifiques : en cela, chacun est particulier. Mais s’il ne s’incarne pas en chacun de nous, le rite n’est qu’un folklore plus ou moins pittoresque : pour cela, j’ai voulu vivre à la première personne vingt-six rites issus du monde entier et de tous les temps, espérant que chaque lecteur les revivra à sa manière. Car chacun nous parle de l’essentiel : notre rapport au monde, à la société, à nous, à l’absolu ou au néant. »
Ce qu’en dit l’auteur : Jean Claude Bologne
J’ai toujours été fasciné par les rites, parce qu’ils sont incroyablement vivants, y compris dans le regard clinique des anthropologues qui les rapportent. Ils me font vibrer jusqu’au fond de moi, et c’est cette vibration que j’ai voulu transmettre, à ma manière, non pas en me les appropriant, mais en me laissant approprier par eux. Sans souci, le cas échéant, de l’authenticité, ni même d’une compréhension correcte : c’est l’écho du rite en moi-même que j’ai traqué, non sa restitution fidèle.
Les rites sont au geste quotidien ce que la poésie est à la prose.
Le geste (comme la prose) a un but ; quand celui-ci est atteint, le geste (la prose) n’a plus de raison d’être. Quand monsieur Jourdain dit « Nicole, apportez-moi mes pantoufles », il ne fait pas seulement de la prose sans le savoir : il pose l’archétype de la prose et du geste ! Dès qu’il a enfilé ses pantoufles, l’ordre comme le geste n’existent plus : à quoi serviraient-ils, une fois le but atteint ?
La poésie et le rite, à l’inverse, n’ont d’autre but qu’eux-mêmes.
Le rite n’a de sens que parce qu’il est éternel et qu’il sacralise l’instant.
En l’accomplissant, on échappe au temps linéaire qui emporte le geste. Les religions l’ont bien compris, qui se sont inscrites dans un temps et un espace sacrés ; pour moi, qui suis et me revendique athée, la poésie et le rite sont des voies d’accès à un sacré sans références transcendantes. Ils me sont d’autant plus précieux, pour ce qu’ils révèlent d’infini au fond de moi.
Pour célébrer le rite, j’en ai emprunté des exemples à toutes les cultures, dans le temps comme dans l’espace : antiquité romaine ou égyptienne, folklore grec, coutumes turques, indiennes, amérindiennes, et bien sûr christianisme, judaïsme, islam, bouddhisme… Mais je n’ai pas voulu en faire une collection éclectique qui se résumerait à l’anecdote et n’éveillerait que la curiosité amusée. Chaque rite, dont l’origine est brièvement évoquée pour la bonne compréhension, fait l’objet d’un court récit intériorisé, à la première personne.
Le rite ne m’intéresse que si je peux le vivre, et l’écriture peut seule me le permettre.
Le choix a lui-même été ritualisé, puisque ce « rituaire » est composé comme un abécédaire, selon les lettres de l’alphabet, de l’Ambassade (chez le sultan d’Égypte en 1422) au jardin Zen. Mais le choix me révèle à moi-même des pans plus ou moins obscurs de ma sensibilité. Certains lecteurs se sont étonnés de leur violence. Est-ce la mienne, cachée sous un vernis pourtant civilisé ? Mais cette violence, effective, est toujours régénératrice. C’est celle du creuset qui broie et fond la matière pour en révéler l’esprit.
D’autres m’ont fait remarquer le côté charnel, sensuel, quand je donne l’image d’un intellectuel désincarné. Quelque chose en moi continue à croire qu’on lit en frottant un écrit sur son visage, qu’on croit en nouant un chapelet à son bras, qu’on boit son mensonge et qu’on mange sa trahison. D’aucuns à l’inverse ont souligné la fréquence des os, qui m’avait échappé. Écho à une expression qui m’est familière, qui demande à l’écriture de « gratter jusqu’à l’os » la pensée ?
Pour moi, surtout, le rite, d’où qu’il vienne, me parle du néant fondateur que j’ai cherché toute ma vie dans ce que j’ai appelé un mysticisme athée.
Il me plaît que les objets sacrés de Rome soient contenus dans une jarre close depuis l’origine et qui, peut-être, ne contient rien. Que les pensées personnelles, dans la mystique musulmane, disparaissent avec les deux cheveux coupés au néophyte. Que le khan oghuz soumette sa tente au pillage rituel pour repartir libre au combat.
Il me plaît que le point final du dernier rite soit balayé comme un grain de sable et laisse la phrase poursuivre son chemin dans l’esprit du lecteur.
Yves Namur, éditeur du Taillis Pré, s’est aussitôt intéressé à ces textes qui auraient pu dormir dans la mémoire morte de mon ordinateur. Il m’a demandé comment on pouvait les illustrer.
Je ne suis pas graphiste. Mais j’ai tout de suite pensé à des lettrines du XVIe siècle, qui enferment la lettre dans un cadre géométrique mais qui leur donnent sens par quelques détails. Je les ai retravaillées numériquement pour qu’elles impriment au texte un rythme précis par la place que prennent dans leur ordre d’apparition les outils ou les personnages. Elles sont devenues partie intégrante de chaque récit, mais aussi, et surtout, du livre.
* Création J.C.B. d’après Geoffroy Tory, Champ fleury, 1529.
Extrait, pages 94 et 95.
VELATI
(« voilés »)
Rome, Antiquité
« On donnait ce nom à ceux qui, vêtus et sans armes, suivaient l’armée et prenaient la place des soldats morts. » (Pompeius Festus)
Nous suivons, mille et mille âmes, les mille et mille soldats en ordre de massacre. Nus et sans armes sous le voile qui nous dérobe à l’existence, nous n’avons pas le droit de prendre part au carnage. Un à un tombent les guerriers, et un à un mes compagnons de suaire quittent nos rangs. Lorsque Festus perd la vie à son tour, à mon tour je fais glisser de mes épaules le linceul sacré. Je m’allonge aux côtés de mon double et je meurs à sa place. Festus se relève et reprend le combat. Dans la fixité du regard, peut-être, la conscience d’y repartir sans âme.
Rituaire, par Jean Claude Bologne, aux éditions Le Taillis Pré, 15 euros.
Articles sur le livre :
http://www.jean-claude-bologne.com/Dernier.html#articles
Pour vous procurer l’ouvrage :
Contact Taillis-Pré : yves.namur(arobase)skynet.be
Librairie Wallonie-Bruxelles : 46 Rue Quincampoix, 75004 Paris
Pour contacter l’auteur Jean Claude Bologne :
Courriel : bolognejc(arobase)orange.fr
Site de l’auteur : jean-claude-bologne.com
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Wikipédia
Page à l’Académie royale de Langue et de Littérature française de Belgique :
arllfb.be/composition/membres/bologne.html
Le rite, voilà un sujet hautement philosophique ! Le rite pour sortir du cadre spatio-temporel qui nous enferme tous. Les rites révèlent tout ce à quoi l’homme aspire. Pouvoir être partout, tout le temps et mettre de l’absolu et de l’infini sur nos chemins de vie.
Observer les rites, écouter leurs échos pour découvrir une évidence, une réalité manifeste gravée dans le marbre de la certitude. Les suivre pour être certain, univoque et ne plus avoir le choix.
Ne plus être ni avant, ni après, ni même ailleurs.
Etre là pour toujours et en être sûr.
Même étranges ou étrangers à nos mœurs, les rites nous parlent de notre humanité commune. Des échos pour se voir tels que nous sommes.
Merci pour cette découverte !
Merci pour cet mots si justes. Oui, le rite entre en résonance avec une partie inconnue, ou oubliée en nous-mêmes, et nous frappe comme une évidence, même si nous ne le comprenons pas. Et le temps de cette évidence, ne plus avoir le choix… Ce qui remonte en nous d’une humanité lointaine nous échappe et nous libère.