La collection « Borderline » des éditions Le Murmure « regroupe toutes sortes de sujets sous forme de petits essais tirés pour la plupart de la pop culture ou d’univers déjantés » et ne s’interdit rien, du moment qu’elle offre un point de vue décapant hors du dogmatisme ambiant et sans vocation à évangéliser les foules. C’est donc avec une curiosité affûtée que je me suis glissée entre les pages de Corps, alimentation et réseaux sociaux, ouvrage rondement mené par Clémentine Hugol-Gential, professeure des universités en Sciences de l’Information et de la Communication et qui mène des recherches novatrices croisant communication, alimentation et société.
Étant moi-même très présente en ligne en même temps que fort concernée par les problématiques liées à la nourriture et au corps, j’ai tout de suite été intéressée pour ne pas dire captivée par ce regard inhabituel sur des questions qui me touchent. J’espérais en apprendre de belles – et ce fut le cas !
L’autrice en connaît en effet un rayon – comme de juste – sur la « médiatisation » de ce que nous mangeons et les conséquences que cela revêt autant sur notre psychisme que sur notre statut d’humain. Le contenu de nos assiettes, à la maison ou ailleurs, est désormais public, partagé sans bornes sur les réseaux (photos, vidéos, podcasts – Stories et autres Réels concurrencent activement les traditionnels clichés fixes). Au point de susciter l’émergence d’un nouveau vocabulaire, comme instagrammable, connexe à celui des hashtags (mots-clés) comme #healthyfood #comfortfood #greenfood #foodporn – ce dernier étant parculièrement éclairant sur l’évolution de notre modus vivendi puisqu’il donne lieu à la déclinaison mukbang qui, à la différence du gang bang des films porno, ne convoque pas une multiplicité de partenaires en chair et en os mais consiste à « manger une grande quantité de nourriture devant sa caméra » et donc devant une infinité de voyeurs virtuels éventuellement interactifs.

Clémentine Hugol-Gential se garde bien de désigner de la spatule les bonnes ou mauvaises pratiques en matière d’utilisation des réseaux sociaux où il y a – c’est le cas de le dire – à boire et à manger ! Elle raconte même avoir « appris à coudre, à bricoler et à cuisiner essentiellement avec des vidéos YouTube ». Justement, l’originalité de son observation consiste à dépasser les clivages et l’ordonnancement manichéen du monde : il s’agit d’analyser avec nuance (oh le gros mot !), et études à l’appui, ce qui a vraiment changé dans notre manière d’exister – laquelle passe obligatoirement par la nourriture, ce fondamental « besoin primaire ». Ce que nous mangeons ne se limite pas à la matière – citons la fameuse madeleine de Proust et autre Petit Beurre ou Choco BN puissants évocateurs de souvenirs – et « marque durablement notre corps », y laissant des « traces » aussi bien « métaboliques, physiologiques » que « symboliques ». C’est donc une part de notre identité que notre alimentation révèle et que nous exposons sur les réseaux sociaux.
Jusqu’ici, pourquoi pas ? Rien d’inquiétant en soi. Mais ce que met au jour Clémentine Hugol-Gential c’est précisément la modification, à des degrés plus ou moins problématiques, de cette identité-là par les influenceurs alimentaires, désormais suivis par des milliers voire millions de gens. En 2022, 74% des Français ont acheté un produit conseillé par lesdits influenceurs.
Si bénéficier de conseils utiles est toujours positif et ne fera que compléter une démarche personnelle prédéfinie, dépendre des injonctions de ces nouveaux gourous n’est pas sans risque, à la fois sur le plan de la santé que sur celui du façonnement sous influence de notre personnalité au-travers de ce que nous mangeons. Il est d’autant plus facile d’être manipulé mentalement que le vocabulaire subit un habile et redoutable glissement de sens : le mot « régime » est par exemple remplacé par l’expression : « rééquilibrage alimentaire ». La raclette ou les pancakes, générant l’image de bombes caloriques, sont désormais rattachés à la famille de l’« alimentation-doudou » (comfort food), laquelle s’impose bien vite à votre esprit. Les friandises et autres aliments sucrés ou gras, dotés d’une connotation transgressive, sont affiliés à la précitée food porn – et dans ce cadre, « la transgression solitaire » est « valorisée » : c’est de « l’onanisme gastronomique ».
Peu importe le domaine corporel, les influenceurs massivement suivis décrètent ce qui est bon ou pas pour notre apparence, notre ligne, nos formes, notre moral et notre santé. Ils règnent aussi sur le monde bien juteux du fitness, où sont actuellement en vogue skyr, boissons hyperprotéinées et autres compléments alimentaires dont la consommation explose. Outre la persistante glorification du corps mince et parfait, l’on assiste à une « médicalisation » de l’alimentation qui, sous la bannière revendiquée du mot « scientifique », conduit à des dérives dont les répercussions n’ont pas encore été mesurées (ingestion de glucose, usage détourné de certains médicaments, cures de shot detox, jeûne et crudivorisme censés guérir le cancer…).

Mais ce qui porte le plus à réfléchir, en prenant connaissance du passionnant travail de Clémentine Hugol-Gential, c’est cette projection de soi-même sur la scène mondiale en tant que revendication d’unicité alors que nous ne sommes plus que la reproduction des goûts des influenceurs. Le paradoxe est glaçant. Par le biais de leurs conseils, chacun souhaite obtenir « la meilleure version de soi-même ». Rien de plus individualiste, croit-on – alors qu’en réalité, nous agissons par « mimétisme » afin de nous conformer à la norme en vigueur, édictée par les gourous qui font le buzz : une façon, pour nous – et spécialement pour la jeunesse – d’être « accepté[e.s] » par autrui.

Je n’en dirai pas davantage mais sans jouer les influenceuses à mon tour, je vous recommande vraiment la lecture de Corps, alimentation et réseaux sociaux, qui explore également l’aspect politique que ce tournant alimentaire incarne, et ses répercussions sur l’écologie ainsi que sur l’évolution du féminisme. À force de vouloir nous distinguer – en nous identifiant pourtant à un modèle reproductible à l’infini –, à force de revendiquer, au prix d’un moi-je tout-puissant, la spécificité absolue de notre chère personne, tout en prêtant allégeance aux créateurs de tendances, nous ressemblons paradoxalement à tout le monde : nous faisons masse panurgesque contre notre gré. Au bout de cet échec, prospère la violence de l’exclusion. Les libres-mangeurs seront-ils les libres-pe[a]nseurs de demain ? Mieux vaudra, dans tous les cas, être dans son assiette !
Martine Roffinella
Écrivaine-photographe
Corps, alimentation et réseaux sociaux, par Clémentine Hugol-Gential, est publié aux éditions Le Murmure, coll. « Borderline ».