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Le degré zéro de l’inceste

Aux saccages de l’enfance on pense s’habituer. Les tranches d’existence s’empilent et se succèdent. On compose feuille à feuille, croit-on. Certains disent avoir grandi – être passés à autre chose au service ou sous le joug du mot bonheur. D’autres zigzaguent clopin-clopant entre les trous noirs de l’oubli alors même qu’ils espèrent y sombrer.
Et puis le soir de la vie inéluctablement s’impose, et l’on comprend, avec ou sans présence d’esprit mais non sans effarement, que rien ne se déconstruit ni ne se réinvente ; rien ne se répare ni ne cicatrise – jamais.
Jamais, c’est le titre du récit de Véronique Bergen, et que les excellentes éditions Tinbad ont eu le cran de publier. D’abord surpris puis saisis au sens propre du terme, nous suivons, entre 18 heures et 18h59, Sarah, 85 ans bien pesés, diagnostiquée atteinte de démence sénile. Sous anxiolytiques et autres sédatifs dont elle est dépendante, Sarah a le cerveau qui « culbute dans les nuages du Témesta ». D’emblée elle nous frappe. Va-t-elle imploser, cette femme dont les phrases s’agitent et mordent comme des serpents ? Nous ne l’entendons pas hurler et pourtant chaque page bruisse de cris. C’est dedans que ça se passe. Où sommes-nous ? Les mots s’étripent mais leur colère bougonne dans un bocal. Les phrases grésillent comme des mouches énervées derrière une vitre.
Nous apprenons alors que 18 heures – « p. m., post mortem » – est pour Sarah « l’heure de l’angoisse », « dix-huit ailes noires qui vident [s]on corps de sa sève » et qui ont « estropié [s]a lumière ». Une scène l’a pour toujours « irradiée de peur ». Et malgré sa volonté de « dynamiter » les « premières couches » de son existence, elle reste la respapée d’un pogrom. Lequel ? Sarah veut le savoir avant de mourir – et nous aussi, car comment expliquer, sinon, l’incroyable profusion de dureté qu’elle déploie pour haïr sa propre fille ? « N’ayez jamais d’enfant, un mioche ça bousille la vie, c’est une catastrophe, une apocalypse qui s’abat sur vous, un boulet que l’on traîne des décennies. » Pour Sarah, le lien mère-fille est « putréfié moisissure », source de répulsion. Elle est persuadée que « le gène du démoniaque » s’est « transvasé » de son propre père dans cette « petite idiote » qui, de surcroît écrivain, « enfile des phrases », fait « copuler » les mots pour « baver » des récits.
Que s’est-il donc produit pour que cette fille-là soit pour Sarah une « petite tache de néant » ?

« La campagne où j’ai vu le jour a été foulée par les soldats hispaniques, entachée du foutre et du sang des Hollandais, écumée, bêchée par l’Empire austro-hongrois, bâtée par la France. Le corps dans lequel je suis née a été souillé à coups de canon », explique Sarah. Nous sommes dans la tête d’une femme où tout semble se mélanger. L’identité de sol comme de sang est un magma où surnagent les îles graisseuses nommées hérédité et maternité. Tout cela glougloute ensemble et pourrait trouver le prétexte de la sénilité si nous ne distinguions pas, au gré des pensées galopantes de Sarah, ce qui en sous-tend le flux. Ainsi a-t-elle, à l’âge de douze ans, « condamné au silence » son idiome natal, le dialecte flamand. Elle a dit « adieu à cette langue avortée » – notez le terme –, coupable et « taillée dans la trahison et la douleur », qui « léchait les bottes de [s]on père et crépitait dans son pantalon ». S’en séparer, c’est surtout pour Sarah l’unique manière de se préserver des assauts paternels. Peut-être aussi qu’elle rend grâce à la « judéité étouffée » de sa mère anorexique, Léopoldine, dont les neuf frères sont morts en déportation pendant que le frère aîné de son propre époux tirait profit du marché noir.
Alors que s’est-il passé à 18 heures, quand pour ne pas crier, une « gamine démultipliée » s’emplissait la bouche de plumes, celles des poules que son géniteur venait de tuer ?
Lisez Véronique Bergen absolument, écoutez Sarah qui « sanglote en autodidacte » sans jamais réclamer votre pitié. Ce que démontre son récit est un vertige qui réduit à peau de chagrin chaque lettre, chaque parcelle terrestre ou céleste du mot liberté. De tout et de partout nous sommes conditionnés, embrigadés dans cette question : « Le degré zéro de l’inceste, ça existe ? » 

Martine Roffinella
Écrivaine-photographe.