Les fidèles de mon blog se souviennent qu’en décembre 2019, l’éditrice Colette Lambrichs fut mon invitée pour évoquer son parcours. Elle nous propose de nouvelles traversées en littérature, à bord de son « Canoë » aujourd’hui à l’honneur.
Colette Lambrichs n’est plus à présenter – mais celles et ceux qui veulent se remettre en mémoire son formidable itinéraire peuvent lire son interview ici.
Après avoir été aux manettes des Éditions de la Différence, elle a créé, en 2017, les Éditions du Canoë qui sont présentement à l’honneur.
Comme vous le savez, l’esprit du blog est avant tout basé sur le principe, certes un brin désuet, de solidarité – entre artistes en l’occurrence. C’est pourquoi j’ai demandé à Colette Lambrichs de nous présenter son travail, sa nouvelle maison, sa façon de percevoir le rôle de la littérature dans un monde frappé par une pandémie qui bouleverse tous nos codes sociaux et culturels.
Je vous invite donc à la lire ci-après et à découvrir les ouvrages qu’elle publie. À l’occasion des fêtes de fin d’année, c’est le moment ou jamais d’offrir des livres qui sortent des sentiers battus et qui sont de précieux éclaireurs de vie.
Les Éditions du Canoë, par Colette Lambrichs
J’ai expliqué précédemment à Martine Roffinella, qui a eu la gentillesse de m’inviter sur ses plateformes, dans quelles conditions sont nées les Éditions du Canoë. Je ne vais pas y revenir. Ce qui m’importe aujourd’hui, c’est comment donner de la visibilité aux textes que je publie, comment leur permettre d’atteindre leurs lecteurs, et cela m’amène tout naturellement à parler d’édition d’une façon plus large et de la place du livre, et plus généralement de l’écrit dans la société actuelle.
Je pense depuis longtemps qu’il y a une confusion volontairement entretenue, inscrite dans les mots « livre » et « édition », lesquels signifient en même temps le support et le contenu pour le premier, une technique de multiplication d’un texte et un métier pour le second.
Qu’y a-t-il de commun entre le bottin du téléphone et un recueil de poèmes, entre la Bible et Comment soigner mes varices ?
Les seuls points communs sont les procédés d’impression et l’argent généré par ce qu’on a définitivement enfermé dans le vocable « produit ».
Il fut un temps où on disait : « le livre n’est pas un produit comme un autre », mais la mise en coupe réglée de toute marginalité économique a abouti au fait que le livre est un produit comme un autre, soumis à la concurrence, aux lois de la distribution commerciale, à celle de la publicité, bref à la loi du plus fort.
Il fut un temps en France, dans les années qui ont suivi 1968, où « les œuvres de l’esprit » – art, littérature, philosophie, poésie – jouissaient d’un prestige qui n’était pas lié à l’argent ; plus : qui se moquait et méprisait l’argent. Les gens de ma génération ou de celle qui m’a précédée s’en souviennent encore.
Ces temps sont révolus. L’Amérique que je haïssais pour sa mercantilisation de tout s’est installée en France, a gangréné les esprits et va peut-être aboutir à un illettrisme de masse, généré tant par la pauvreté d’une partie toujours plus grande de la population, que par la privatisation rampante de l’enseignement et par la généralisation des pratiques digitales, induites par les technologies de pointe.
Dans ce contexte, à quoi peut rêver une petite maison d’édition telle que le Canoë ?
Cela va vous paraître ridicule, prétentieux, mégalomane mais elle a déjà publié, peut, veut et va continuer à publier le meilleur. Car le meilleur est destiné, malheureusement, aujourd’hui, à un petit nombre de lecteurs passionnés qui ne se résolvent pas à acheter des livres parce qu’ils se trouvent sur une quelconque liste de meilleure vente. Ce sont des fouineurs, alertés par des libraires indépendants qui ne se sont pas soumis aux pressions des grands distributeurs.
Les Éditions du Canoë ne sont pas les seules à avoir cette ambition. D’autres petites maisons, aux chiffres d’affaires méprisés par les grands groupes, sortent des chefs-d’œuvre. C’est là qu’il faut aller chercher son bonheur. Car la lecture d’un bon livre, d’un vrai livre, c’est du bonheur garanti.
Les Éditions du Canoë sont diffusées et distribuées par Paon et Serendip, une équipe de jeunes gens, filles et garçons, qui appliquent réellement les règles d’un commerce équitable, ne placent pas des titres dont les libraires ne veulent pas, lisent les livres qu’ils diffusent, veillent à ne pas s’endetter, choisissent les éditeurs qu’ils représentent, ne travaillent pas avec Amazon. Des mises en place parfois trop petites mais pas de retour et l’estime générale de leurs clients.
Depuis leur création en 2017, les Éditions du Canoë ont publié vingt livres. Vous les trouverez sur le site des éditions du Canoë.
Certains me demandent : « Mais quelle est votre ligne éditoriale ? »
Elle est aussi fluctuante que l’est ma curiosité. J’adhère pleinement à ce qu’écrivait Simon Leys, grand esprit que je ne me lasse pas de fréquenter, dans Le Bonheur des petits poissons : « Les distinctions de genres – romans et histoire, prose et poésie, fiction et essai – sont conventionnelles et n’existent que pour la commodité des bibliothécaires. Les romanciers sont les historiens du présent, les historiens sont les romanciers du passé, et tout écrit qui présente une certaine qualité littéraire aspire essentiellement à être poème. »
Parmi les grands projets de la maison qui en compte plusieurs, il y a l’exhumation de ce magnifique écrivain russe, Julian Semenov, qui, à travers onze livres, personnifia par le biais de son héros Stierlitz, alias Maxime Issaïev, la vision soviétique des moments historiques cruciaux du XXème siècle.
Après La Taupe rouge qui se passe en 1945 à Berlin quand, la guerre étant presque perdue, les chefs nazis tentent de négocier une paix séparée en Suisse avec les Américains ; Des diamants pour le prolétariat, deuxième volume paru, ressuscite la période de la NEP (1921-1927), quatre ans après la révolution soviétique, quand Lénine instaure ce programme qui entend rendre l’exploitation de leur terre aux paysans parce que le peuple a faim. Le détournement de l’argent généré par la vente des diamants confisqués à l’aristocratie tsariste donne l’argument de l’intrigue policière.
Ces romans, dont la documentation historique est d’une précision inouïe, branchent le lecteur en direct sur la complexité des périodes historiques troublées où les forces peuvent basculer d’un côté ou d’un autre à travers des personnages qui, loin d’être des caricatures, sont plus vrais que bien des vivants.
Méconnu en France du fait de la chute de l’Union soviétique à laquelle il ne survécut que quatre années à peine, Julian Semenov était admiré par Graham Greene, Georges Simenon et n’a rien à envier à un John Le Carré. Le hasard de la politique ne lui a pas permis d’être célèbre en France aussi tôt qu’en Russie où son agent Stierlitz n’est pas moins populaire que James Bond.
Tout au long des livres, il ne peut cependant échapper que l’histoire d’espionnage est un prétexte conçu pour aimanter le lecteur et qu’en vérité, c’est toute la réalité d’une époque qui est saisie dans sa complexité avec ses lâches et ses héros, ses têtes brûlées et ses saints comme dans la grande littérature russe depuis Dostoïevski. J’ajoute qu’il est admirablement traduit par Monique Slodzian qui m’accompagne depuis le début dans cette aventure.
Parallèlement, je poursuis la publication des œuvres de Ladislav Klíma avec la géniale Erika Abrams qui a passé une grande partie de sa vie à traduire cet écrivain fou et iconoclaste dont La Différence avait entrepris d’éditer ses œuvres complètes. Textes inédits ou republication de livres épuisés sont au programme des années prochaines.
Du côté des écrivains français, plusieurs livres sont prévus, de Claire Fourier, de Jean Pichard, d’André Bouny qui avaient inauguré le Canoë, tandis que d’autres naufragés des puissantes structures éditoriales le rejoignent : Gil Ben Aych avec son épopée La Découverte de l’amour et du passé simple qui se déclinera en 5 volumes dont le premier à la fin du printemps, Henri Raczymow, Cédric Demangeot, Julien Lapeyre, Alain Jugnon, Sophie Boursat, Laurent Georjin, Didier Dumont, entre autres, dont les textes attendent que la situation se normalise pour paraître.
Un inédit magnifique de Virgil Gheorghiu est également sur le feu, sans compter les haïkus de ma chère cousine, Nathalie Georges-Lambrichs, de qui j’ai publié les deux premiers recueils à la Différence, le poème en apnée de Sylvie Saliceti et, plus tard, le livre magnifique de Billy Dranty ainsi que le recueil fiévreux, d’une violence inspirée de Ninar Esber, la fille d’Adonis avec lequel d’autres projets sont en cours après la parution de son recueil Syrie, un seul oreiller pour le ciel et la terre, vibrants poèmes sur son pays martyrisé à partir des photos de Fadi Masri Zada.
Je n’oublie pas André Scala qui a écrit un essai passionnant sur Flaubert… et la petite série sur des peintres chinois qui s’étoffe doucement grâce à la longue fréquentation avec l’Empire du Milieu de Christophe Comentale.
Je ne suis pas en manque de matière. Ce serait plutôt le contraire. Mes journées et une partie de mes nuits s’y envolent. Mais après tout, n’est-ce pas le signe de la passion ? Pascal Quignard le dit si bien dans L’Homme aux trois lettres : « Lire n’est pas rêver mais lire est comme rêver en ceci qu’il perd le temps » et, plus loin : « C’est le temps enchanté. »
Pour m’aider dans cette entreprise, un jeune étudiant talentueux et brillant qui fit d’abord un stage dans la maison, Pierre Stapf, y travaille maintenant plusieurs heures par semaine pour ma plus grande joie. Je ne parle pas de Charoux, mon compagnon intransigeant et doux qui dévoile ce qu’il pense des livres que je publie sur Instagram. Il ne mâche pas ses mots !
Pour le reste, je demeure fidèle à ce qui est exposé dans le liminaire des Enseignements de la Peinture du jardin grand comme un grain de moutarde, qui s’applique à toute discipline : « Pour ce qui est d’étudier la peinture, les uns préfèrent la complexité, les autres, la simplicité. La complexité est mauvaise, la simplicité est aussi mauvaise. Les uns préfèrent la facilité, les autres, la difficulté. La difficulté est mauvaise, la facilité est aussi mauvaise. Les uns considèrent comme noble d’avoir de la méthode, les autres, de ne pas en avoir. Ne pas avoir de méthode est mauvais. Rester entièrement dans la méthode est encore plus mauvais. Il faut d’abord observer une règle sévère ; ensuite, pénétrer avec intelligence toutes les transformations. »
Le logo du Canoë a été dessiné par Julio Le Parc, qui le premier m’a fait confiance dans cette nouvelle aventure. Je ne l’oublie pas.
Liens utiles :
Site des Éditions du Canoë : https://www.editionsducanoe.fr/
Contact : editionsducanoe@gmail.com
Livres édités au Canoë : https://www.editionsducanoe.fr/livres
Les auteurs : https://www.editionsducanoe.fr/auteurs-les-editions-du-canoe
Les artistes : https://www.editionsducanoe.fr/artistes-les-editions-du-canoe
Très jolie présentation resserrée des Éditions du Canoë, foisonnantes de projets, profonds et précieux comme Colette Lambrichs.
Magnifique programme, éblouissant de variété et très alléchant. Bravo ma cousine.
Louise
Il suffit de pousser la porte, d’ouvrir la lumière, et d’apprivoiser les instants de grâce autour des bras ouvriers des accoucheurs de livres. Il suffit d’user de la bonne curiosité et d’observer ici sur les clichés la passion en image de Colette Lambrichs et Pierre Stapf pour immédiatement avoir envie d’être du partage avec eux. Ils sont là au coeur de cet « atelier » chaleureux, respectant encore ce qu’est un auteur et la littérature, comme les abeilles dans leurs ruches, assidus et passionnés. Et à l’approche de Noël, il est de bon sens, que les étoiles se penchent sur leurs univers de papier, non pour le brûler, mais pour apporter la lumière, la vraie. Bravo à vous, sincèrement.
Je remercie de tout mon coeur la brillante éditrice Colette Lambrichs,qui a réussi à sortir de l’oubli en France mon père l’écrivain Julien Semenov.
Beaucoup de succès à la maison d’édition CANOË.