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Pour les filles c’était pas mieux avant

Le fantasme d’une liberté rabotée, mise à mal depuis la crise du Covid, bat son plein. De fait, rayonne la nostalgie d’une époque dorée où tout était joyeusement permis, prenant corps dans la résurrection de tubes et de tenues vestimentaires censés incarner le « no limit » dont certaines générations ont joui « sans entraves ». Pour ma part en aucun cas je ne voudrais revivre du temps de ma jeunesse, où l’homosexualité était encore un délit et où le Sida a fauché plus de la moitié de mes amis, dont certains sont morts tels des pestiférés dans des conditions abominables.
Ainsi, que se passait-il du temps idéalisé de Verlaine et de Maupassant, et où la poésie coulait prétendument à flots sur la France ? Une « petite » de douze ans, une jolie « poupée » dite « ninette » avant d’être considérée comme la lie du monde, est soudain reniée par son honorable famille de commerçants quincailliers. Du jour au lendemain elle n’est plus rien ; « il lui faut travailler à sa disparition ». Parents, grands-parents, tous condamnent Anicette qui « aime curioser », et dont on vient de découvrir qu’elle a « la peste dans la peau ». Est-elle donc malade ? Contagieuse pour être ainsi bannie ? Non. Simplement, « la jolie poupée » a été surprise qui « s’affairait la main au panier », et, dit le témoin, « ça y allait ! ». Aussitôt c’est le chaos. L’enfant choyée devient objet de haine ; Anicette n’est plus qu’une « triple garce », une « vicieuse ».

D’une écriture au couteau, sur le tranchant du réalisme mais aussi sur le fil de la poésie – et c’est bien ce qui nous empoigne jusqu’au cri –, Adeline Yzac nous projette dans une époque où le corps des filles appartient à tout le monde sauf à elles-mêmes, et où le clitoris est l’incarnation même de l’immoralité. Celles qui se risquent à le « tripoter » méritent d’être éloignées de leur famille, enfermées dans une institution religieuse qui, au moyen de méthodes inhumaines, est chargée de leur en « faire passer l’envie ». « Serrer la vis et couper le mal à la racine » – affamer les enfants, les laisser mourir de froid, les maltraiter jusqu’à la torture.
L’affaire ne s’arrête pas là, et l’on découvre qu’il existe à Paris un hôpital tout spécialement chargé de « traquer l’ennemi » : l’on y procède à l’ablation du clitoris. Il s’agit d’enrayer une « épidémie » – celle qui affecte les jeunes filles découvrant qu’elles peuvent se donner du plaisir seules.
Adeline Yzac rappelle que jusqu’au début du XXe siècle, la clitoridectomie et l’excision ont été « en vogue » en Europe de l’Ouest ainsi qu’aux États-Unis. Mais, lisant l’histoire d’Anicette, dont je vous recommande vraiment d’accompagner le parcours, ne songeons-nous pas à d’autres hommes qui de nos jours cherchent à sacrifier d’autres filles au nom d’un désir phallique qu’ils sont incapables de maîtriser ?
Au-delà d’un roman d’une force et d’une beauté à tirer les larmes, Adeline Yzac nous offre une incitation à nous garder en armes, à rester sur le qui-vive, nous, les femmes, quant à ce corps qui doit demeurer le nôtre – à la vie à la mort et exclusivement.

Martine Roffinella
Écrivaine-photographe.

Fille perdue, d’Adeline Yzac, est publié aux éditions La Manufacture de livres.