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Un été en Canoë avec : Chaillou et Roubaud

Notre odyssée à bord des Éditions du Canoë nous conduit à Étretat, pour de pétillants Entretiens entre Michel Chaillou et Jacques Roubaud – lequel vient de recevoir le Goncourt de la poésie 2021 pour l’ensemble de son œuvre. Autres merveilles dans cet ouvrage : les dessins de Jean-Luc Parant.

Qui sont Michel Chaillou et Jacques Roubaud ?

Michel Chaillou (chevelure blanche) et Jacques Roubaud (de profil) © D. R.

Michel Chaillou est l’auteur d’une œuvre prolixe, débutée en 1968 par la publication, dans la prestigieuse collection « Le Chemin » chez Gallimard, du roman Jonathamour. Quelques années plus tard, sa thèse, Le Sentiment géographique, dirigée par Roland Barthes, est publiée dans la même collection. Il enseigne par la suite à Paris VIII et poursuit son entreprise romanesque. Le Grand Prix de Littérature de l’Académie française viendra couronner son œuvre en 2007, six ans avant sa disparition.

Jacques Roubaud est l’un de nos grands poètes français, d’ailleurs couronné en mai 2021 par le Goncourt de la poésie Robert-Sabatier. Également mathématicien, il voue une admiration espiègle aux formes de l’écriture, ce qui en fait l’auteur d’une œuvre abondante où se mêlent poésie, prose et essais. Il est membre de l’Oulipo (l’Ouvroir de littérature potentielle) depuis 1966 et a reçu en 2008 le Grand Prix de Littérature Paul-Morand de l’Académie française.

Présentation éditoriale de :
Entretiens d’Étretat – avec 15 dessins de Jean-Luc Parant

Deux hommes de lettres et de chiffres, Michel Chaillou et Jacques Roubaud, se retrouvent tous les mois pour discuter les enjeux ô combien sérieux de la transmission des connaissances. La matière qu’ils enseignent (l’un la littérature, l’autre les mathématiques) comme leurs lectures sont très éloignées, mais leur stratégie et leurs interrogations sont les mêmes : « Peut-on transmettre un savoir ? Enseigner quoi et à qui ? Si on note, qui note celui qui note ?… »
Cela se passe sur la plage d’Étretat. Empruntant pour leurs conversations l’identité de deux illustres devanciers – Balthazar Baro, secrétaire d’Honoré d’Urfé, poète de Valence, mort en 1650 (pour Michel Chaillou) ; Arthur Octavius Cayley, algrébriste célèbre, mort en 1895 à Cambridge (pour Jacques Roubaud) –, ils échangent leurs points de vue, se querellent à coups de calembours et d’alexandrins, esquissant même, parmi les rochers d’Étretat, quelques pas de danse. Avec une érudition toujours joyeuse, c’est un paysage de la littérature et de la langue qui se déploie, à rebours des idées préconçues et pour notre plus grand émerveillement.

Ce qui m’a régalée

Ces entretiens se déroulèrent, nous dit-on, de 1992 à 1993 et furent publiés dans Le Monde de l’Éducation à l’initiative de Frédéric Gaussen. J’avoue avoir été surprise et ravie par cette information, car oui, et à bien des titres, l’ouvrage que nous offrent Chaillou et Roubaud, avec 15 remarquables dessins de Jean-Luc Parant, est une sorte de lampe magique pour élèves, étudiants, enseignants et aspirants sachants de tous poils : caressons-en les pages, et quelque malicieux génie en sortira !

Quand un romancier, maître de conférence de littérature à l’Université Paris-VIII (Chaillou), et un poète, directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et mathématicien (Roubaud), qui enseigna la logique aux étudiants à l’Université de Nanterre, sont sollicités pour écrire ensemble, chaque mois, « des textes où ils parleraient de leur activité commune : l’enseignement », à quoi doit-on s’attendre ?

Nos deux « marcheurs impénitents » ont choisi « un chemin de bord de mer, à Étretat », pour « causer » – Chaillou pour cela « emprunte le timbre de Balthazar Baro, secrétaire particulier d’Honoré d’Urfé, mort à, après être né à », et Roubaud « emprunte la voix d’Octavius de Cayley, algébriste né à, mort à ». « Un dialogue des morts, en somme », remarque Chaillou. « Un dialogue impossible », rectifie Roubaud – « À moins, ajoute Chaillou, que tout cela ne soit la faute d’Arsène Lupin dont l’Aiguille creuse pique l’horizon et recoud à sa façon le sujet de tout discours ».

La dégustation des délices – pour les yeux, l’esprit et le corps – peut alors commencer, avec en prime de nombreux sourires entendus (ou pas), car les finesses de l’Oulipo s’en mêlent évidemment, et le résultat est un parcours initiatique désopilant, d’une irrésistible singularité qui ne peut conduire qu’à l’amour du savoir, au désir de s’en doter.

Ainsi à propos de l’orthographe – débat toujours d’actualité – qui « rime avec chrorégraphe », les deux hommes « se mettent, faute de s’entendre, subitement à danser ». Peut-être « une façon de mettre les mots au pas » ?
Mais alors, comment mimer tout ce qui paraît inutile ou superfétatoire dans notre langue ? Que faire, par exemple, « du chapeau circonflexe quand les mots marcheront tête nue » ?

Le Guillemot, dessin de Jean-Luc Parant.

Le lecteur pourra penser que Chaillou et Roubaud cherchent midi à quatorze heures.
Qu’il se détrompe ! Car lors de leurs entretiens, c’est minuit à treize heures qu’ils guettent – car « minuit ne serait-il pas le midi de la lune et midi le minuit du soleil », et n’est-il pas grand temps, pour l’algébriste anglais Arthur Octavius Cayley, de parler du « chiffre treize » ? Le diable serait-il « toujours impair » ? s’interroge Balthazar Baro (Chaillou), qui attire l’attention sur les fameux 13 desserts de Provence, une référence à la Cène, avec « l’apôtre impair par excellence : Judas ». Mais Octavius se demande si à ce repas, ils étaient vraiment 13 – car « Jésus compte pour trois » (le Père, le Fils et le Saint-Esprit).

Chercher minuit à treize heures, dessin de Jean-Luc Parant.

Vous l’avez compris, cet ouvrage est une gourmandise et une nourriture (l’un n’empêchant pas l’autre) à consommer sans modération, à la file ou en plein désordre, selon votre appétit. Quinze entretiens sont proposés, avec chaque fois une phrase ou une question en préambule : « Et si vous aviez à enseigner, par où commenceriez-vous ? » ; « Personne ne peut enseigner quoi que ce soit à quiconque » ; « Écrire comme on parle ou ne pas parler comme on écrit ? » ; « Du ballet de l’orthographe avec argument et pantomime » ; « Nombre qui rit, nombre qui pleure »… Sans oublier la très appropriée « Courtoisie de la baleine », qui m’a particulièrement enchantée – il y est entre autres rappelé que « l’alexandrin est à la poésie ce que la baleine est à la mer. Une façon d’engloutir toute explication au profit du sillage ».

Le sillage de la baleine, dessin de Jean-Luc Parant.

Se jouer des mots avec ou sans calcul, chiffrer les mots en toutes lettres, prendre du plaisir dans tous les cas, et presque apprendre à l’insu de notre plein gré, comme dit l’expression taquine : il y a urgence à ne s’en pas priver ! Chaillou et Roubaud nous transmettent là un livre à garder toujours sur soi – comme coffret de phrases où se ranimer, mots-filants sans barbelés, médicament contre le ressentiment, réserve à sourires et bouffées poétiques. Ouvrez-le qu’il pleuve ou qu’il vente, car « un temps de chien n’empêche pas de fouetter un vers », et qui sait ce qui en dé-coulera !


Aux Éditions du Canoë : Chaillou / Roubaud, Entretiens d’Étretat – avec 15 dessins de Jean-Luc Parant.
https://www.editionsducanoe.fr/livres/entretiens-d-etretat

Site des Éditions du Canoë : https://www.editionsducanoe.fr/
Contact : editionsducanoe@gmail.com

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